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servir de mesure de longueur, personne ne soutiendra que trois peuples, d'ailleurs voisins et liés par de nombreuses relations, aient imaginé, séparément l'un de l'autre, trois systèmes concordant en la manière de diviser cette unité, d'en tirer le cube des capacités, et de trouver dans une fraction de ces capacités la valeur des poids.

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Maintenant, à qui des Égyptiens, des Phéniciens ou des Assyriens, je ne dis pas attribuerons-nous, mais serons-nous tentés d'attribuer, en l'absence de témoignages, l'invention, non de l'unité linéaire, si l'on veut, mais du système qui en tire un si excellent parti? M. Queipo, dans le cours de ses recherches, fait à diverses reprises une remarque qui m'a singulièrement frappé : « Toutes les fois, dit-il, que la métrologie d'un peuple offre de graves anomalies et n'est pas explicable par ses « conditions intrinsèques, soyez sûr qu'elle est empruntée, et que, dans <«<l'emprunt, ce peuple, ignorant les bases du système, a faussé çà et là <«< des dérivations, qui autrement seraient rigoureuses et mathématiques. >> J'essayerai, dans ce cas-ci, un raisonnement analogue. Si l'on examine, soit le système assyrien, soit le système olympique, il n'est pas possible de concevoir pourquoi les auteurs sont allés chercher deux unités tout arbitraires et ne correspondant à rien de naturel, et pourquoi ils ont donné aux divisions des noms qui n'ont, non plus, aucune origine objective. Au contraire, en Égypte tout s'enchaîne, tout s'explique : la coudée primitive est la mesure réelle d'une coudée moyenne prise sur l'homme; le doigt est effectivement la quatrième partie d'un palme, c'est-à-dire de la largeur d'une main moins le pouce; l'empan est la distance du pouce au petit doigt, lorsque la main est ouverte le plus possible, ce qui vaut douze doigts; enfin la coudée royale est la coudée naturelle augmentée d'une des subdivisions de la coudée, c'est-à-dire d'un palme. J'avoue qu'il m'est plus facile de comprendre que les Assyriens aient augmenté d'un cinquième la coudée royale (ce qui est le rapport des deux coudées), ou que la coudée olympique soit une altération de la coudée naturelle (462 à 450 millimètres), qu'il ne me l'est de rejeter la force de liaison qui me semble être dans les déterminations des Egyptiens. Ajoutons que la tradition est pour eux, attribuant à leur Mercure l'invention des poids et mesures. Ajoutons encore que l'antiquité des monuments leur appartient; des exemplaires de leurs coudées que nous possédons remontent au delà de ce qu'il y a de plus vieux, historiquement parlant, dans l'Assyrie; il est vrai qu'il ne s'agit que de coudées, et que nous n'avons ni poids, ni vases dûment échantillonnés, qui soient de l'époque pharaonique; mais ces coudées, avec leurs divisions en doigts et en palmes, avec les fractions qui y sont ins

crites, témoignent qu'elles n'étaient pas isolées et faisaient partie d'un système. Ou bien l'on peut supposer, ce qui laisse toujours à l'Égypte une priorité, que, lorsqu'elle entra en communication avec l'Assyrie, la Phénicie et la Perse, ces peuples, possédant une mesure de longueur à eux propre, mais non un système, se subordonnèrent au système, tout en gardant leur mesure.

Toutefois, laissant ces conjectures, je reviens au fait fondamental, c'est que, sur un point du groupe constitué par l'Égypte, l'Assyrie et la Phénicie, il s'est créé une construction qui a tiré de la mesure linéaire les capacités, et des capacités les poids, et que de cette construction sont émanées, avec des mutilations sans doute, les métrologies des autres peuples de l'antiquité et du moyen âge. Là est l'unité de conception, et cette unité de conception, s'il faut renoncer à l'unité de coudée, est ce qui fait le nœud de l'invention et du système.

Quelque heureuse que fût cette découverte, elle ne fut pas appréciée comme elle devait l'être, c'est-à-dire comme devant établir l'uniformité des poids et des mesures entre les nations. Quand elle s'éloigna de son pays natal, les peuples qui la reçurent, et qui n'en percevaient pas convenablement la liaison intrinsèque, se permirent, au gré de toutes sortes de suggestions, de modifier tantôt les bases, tantôt les dérivés. L'incohérence alla toujours croissant, et elle était au comble au moment où les sociétés modernes, beaucoup plus savantes, devenaient aussi beaucoup plus désireuses de faciliter les communications, de simplifier les relations et de conjoindre les États. Ce fut cette impulsion qui, en France, décida la science et le gouvernement à trouver et à proposer au monde civilisé des mesures qui pussênt être communes à tous. De là est né le mètre, fraction de la circonférence terrestre, qui, scientifiquement, n'est que provisoire, puisqu'elle est subordonnée à l'exactitude croissante des mesures de notre globe, mais qui, pratiquement, satisfait à toutes les conditions. « Le système métrique, dit M. Saigey, a, « comme institution commerciale, rempli le vœu de tous les bons << esprits, et continuera de faire l'admiration des hommes, tant que la << culture des sciences aura pour eux quelque attrait; car c'est une «grande et belle idée que la création d'un système de mesures fondé « sur les dimensions du globe, qui, elles-mêmes, sont liées par les << observations astronomiques à tous les axes des orbites planétaires. »

É. LITTRÉ.

Les ENNÉADES DE PLOTIN, traduites pour la première fois en français, accompagnées de sommaires, de notes et d'éclaircissements, el précédées de la vie de Plotin, etc. etc. par M. N. Bouillet, conseiller honoraire de l'Université, inspecteur de l'Académie de Paris. Tome III. Paris, Hachette, 1861.

TROISIÈME ARTICLE1.

Avec ce troisième volume s'achève l'entreprise de M. N. Bouillet, si vaste et si hérissée de difficultés de tout genre. Le savant traducteur a le droit de se féliciter d'avoir mené à fin un semblable travail. Il y fallait de solides qualités d'esprit et une énergie de volonté soutenue par un ferme dévouement à la philosophie. Ces qualités, M. N. Bouillet les a déployées dans une large mesure. Voilà donc la lumière de notre langue française, si nette et si claire quand elle est bien maniée, répandue sur l'un des plus obscurs monuments de la pensée humaine. Ainsi se complète peu à peu sous nos yeux la série des grandes époques philosophiques de l'antiquité grecque. Aucune importante lacune n'en interrompt plus l'instructive continuité. Nous avions déjà Platon en entier et presque tout Aristote; nous avons maintenant Plotin, leur héritier, qui les possède et les admire, qui les absorbe et les résume, mais aussi qui les exagère et s'égare en les exagérant, comme pour mettre en évidence tantôt leur sagesse contenue, tantôt les imprudentes audaces dont leur puissant génie ne sut pas absolument se préserver. Nous dirons, en terminant, quels mérites croissants d'interprète, d'annotateur, d'érudit et d'écrivain, M. N. Bouillet a montrés dans ce dernier volume; nous voulons tout de suite tirer rapidement des deux Ennéades qu'il embrasse, l'éclatante leçon philosophique qui, grâce à l'habileté du traducteur, s'en dégage irrésistiblement pour le lecteur attentif et impartial.

Le caractère de Plotin est aimable, sympathique, noble et élevé; sa vie est admirablement pure; sa doctrine, profondément morale et religieuse. Ceux qui le connurent lui demeurèrent attachés par les liens d'une affection respectueuse et d'une sorte de piété filiale. On vit tel de ses disciples renoncer aux honneurs et abandonner la richesse pour ne le plus quitter. Ils le consultaient avant d'agir; ils suivaient fidèlement

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ses avis. Les mourants lui confiaient la destinée de leurs veuves, Ja pudeur de leurs filles, la fortune et l'éducation de leurs fils. C'était autour de lui comme une famille d'âmes choisies qui grandissaient éclairées par son intelligence, réchauffées par sa douce bonté, abritées par ses vertus. En un temps de mœurs corrompues, il vécut tempérant et chaste, insensible aux souffrances physiques, indifférent au plaisir, le plus souvent retiré et comme recueilli dans la sérénité des plus hautes contemplations. Il crut de toutes ses forces à l'âme invisible, une et identique, maîtresse, quand elle le veut, et dominatrice des sens; et il inculqua cette croyance dans l'esprit de ses disciples. Il enseigna invariablement la plus saine morale. A un moment où le monde hésitait encore entre le paganisme épuisé et mourant et la grandeur naissante du christianisme, Plotin eut le goût, disons mieux, Plotin eut l'amour ardent, la passion des choses divines: il vit en Dieu, et en Dieu seul, l'origine et le support, la patrie et le refuge de l'homme; son effort constant fut d'y revenir, ou, comme il le dit lui-même, de s'y convertir, et aussi d'y ramener et convertir ceux qui acceptèrent son influence. Certes, c'est là un beau génie, une imposante figure. M. N. Bouillet a bien mérité de la science et de la morale, en écartant le voile aux plis épais et lourds qui cachait à la plupart d'entre nous l'image de la pensée grecque, forte jusque dans sa vieillesse, consacrant ses derniers jours à chercher Dieu, et expirant les yeux tournés vers le ciel, dans un ravissement suprême.

Mais, si cette image, si cette statue, que nous voyons maintenant tout entière, est encore grecque par la pureté du marbre, l'élévation du front, la distinction des traits et la dignité de l'attitude, a-t-elle ces proportions exquises, ces contours harmonieux, cette parfaite unité, cet équilibre, enfin, et cette solidité sur la base, qu'offrent à notre admiration les œuvres achevées de l'art antique? Non : de graves défauts y sont frappants; le colosse se perd en hauteur; sa tête, de temps en temps, disparaît dans les nuages; ses bras grêles seraient inhabiles à l'action, et ses pieds portent à faux sur un socle à peine visible de matière fragile. Tel est, croyons-nous, le symbole exact de la philosophie de Plotin, dans laquelle le mépris de l'expérience en physique et en psychologie, l'estime plus que médiocre de la vie pratique et surtout de la vie civile, et l'abus de la dialectique abstraite et contemplative, faussent les meilleures facultés de l'esprit grec et les fourvoient dans le mysticisme panthéiste le plus complet qui fut jamais.

L'idée abstraite de l'unité, la plus dangereuse de toutes les idées, et la plus féconde en erreurs quand elle est exclusivement suivie, obsède

l'esprit de Plotin et pèse fatalement sur son système. C'est le centre autour duquel gravitent toutes ses pensées; il ne la quitte un instant que pour y revenir aussitôt. A toutes les questions qu'il pose, on est sûr d'avance qu'il répondra par un seul et même mot : l'unité. Quelle est, selon Plotin, la vérité par excellence, la vérité des vérités? C'est l'unité de l'intelligence et de son objet. Qu'est-ce que la vertu par excellence, la vertu des vertus? C'est l'unité de l'âme humaine et de Dieu, devenus identiques dans l'extase. Quel est le bonheur de l'homme? C'est l'identification de l'âme, sujet de l'amour, et de Dieu, ineffable objet du désir. Quel est le premier principe et la fin dernière des existences? C'est l'Un, d'où tout procède et auquel tout aspire éternellement. Réciproquement, le faux, le mal, l'imperfection, le néant, la mort, c'est le contraire de l'unité, c'est la multiplicité dans laquelle se brise et se dissout plus ou moins l'Unité primitive et parfaite.

Sous l'empire d'une telle préoccupation, comment Plotin aurait-il gardé l'estime et le respect de la science, comment aurait-il conservé une foi quelconque dans le témoignage légitime de nos facultés? Connaître, savoir, c'est distinguer; distinguer, c'est apercevoir ou concevoir la multiplicité des aspects, des modes, des attributs, non-seulement dans l'unité toujours multiple des êtres finis, mais encore dans l'unité de l'Etre absolu qui, elle aussi, a sa diversité, comme l'avait montré Platon dans le Sophiste. Mais, aux yeux de Plotin, toute connaissance où il reste quelque multiplicité, quelque dualité, ne fût-ce que la dualité du sujet et de l'objet, est une connaissance d'ordre inférieur et à laquelle manque le principal et essentiel caractère de la vérité, à savoir, l'unité pure, simple, sans aucun mélange. De là, une dialectique étrange, qui, croyant peu au monde des faits, néglige d'y prendre pied, le traverse en quelque sorte à tire-d'aile, et ne s'arrête que lorsqu'elle s'imagine tenir et toucher l'Unité elle-même.

Ce n'est pas que Plotin nie toujours expressément la réalité sensible. Il y a des moments où il parle de l'univers et des corps comme en parle le sens commun. D'autres fois, il en célèbre, dans un langage ému et coloré, les mouvements réguliers et la splendeur visible. Mais ces affirmations sensées et ces élans d'admiration ont leur contre-partie dans de subtiles analyses et dans un idéalisme outré, dont la conclusion est que la perception extérieure n'est qu'un rêve pendant lequel de vains fantômes se jouent de l'âme abusée. La limite où savait s'arrêter le demi-scepticisme de Platon, Plotin la franchit alors; il prend au sens propre et strict les métaphores poétiques de son maître; avec la conviction la plus sincère, il écrit des lignes telles que celles-ci: «La sen

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