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<< jamais de ces écailles que dans la saison où les abeilles construisent <«<leurs gâteaux1. »

Voilà ce qu'a fait Hunter; et c'est de ce point qu'Huber est parti. Il a vu, comme Hunter, les plaques, les écailles de cire sous les anneaux de l'abdomen, et il a vu, de plus, l'organe nouveau, les petits follicules qui secrètent ces plaques; mais il n'a vu ces plaques et ces follicules ni sous les anneaux des mâles ni sous les anneaux des reines; les abeilles ouvrières possèdent donc seules la faculté de sécréter la cire.

Huber a vu, enfin, comment se forment les plaques ou lames de cire, c'est-à-dire comment, étant retenues à la surface des aires membraneuses, que présente le dessous de chaque segment, par la portion du segment précédent qui les recouvre, elles prennent la forme même de ces aires 2.

Passons aux expériences. Le premier point était de déterminer le rôle positif du pollen dans la formation de la cire. Nous avons vu l'observation, très-fine, il est vrai, mais aussi très-restreinte de John Hunter. Il fallait quelque chose de plus; il fallait des expériences directes, pleines, entières, faites à dessein et un peu en grand.

Huber loge un essaim, nouvellement sorti de la ruche mère, dans une ruche vide avec une provision de miel et d'eau pour la nourriture des abeilles; puis, il ferme les portes de la ruche avec soin pour qu'aucune abeille n'en puisse sortir. Il ne laisse de passage libre que pour le renouvellement de l'air.

Voilà donc des abeilles privées de tout pollen; elles n'en font pas moins de la cire. « La ruche, qui ne contenait pas un atome de cire lors<< que nous y établîmes les abeilles, avait acquis, dans l'espace de cinq « jours, dit Huber, cinq gâteaux de la plus belle cire 3. »

Mais, dira-t-on peut-être, les abeilles, actuellement captives, avaient été libres; elles ont donc pu recueillir alors du pollen, et, par conséquent, en avoir retenu assez dans leur estomac pour en extraire plus tard toute la cire qu'elles ont produite.

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Assurément cela n'est point impossible; mais on conviendra bien

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Voyez l'extrait du Mémoire de John Hunter, à la fin du 2° vol. d'Huber, p. 473. C'est ce qu'Huber appelle les petites poches où se moulent les lames de cire. Les aires membraneuses de chaque segment..... sont entièrement couvertes par le bord du segment précédent, et forment avec lui de petites poches ouvertes seule«ment par le bas. Les lames de cire ont absolument la forme des aires membraneuses sur lesquelles elles sont placées. Il n'y en a que huit sur chaque individu; car le premier et le dernier anneau, conformés différemment des autres, n'en fournissent point. (T. II, p. 44.) — T. II, p. 58,

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aussi que cette source de pollen ne saurait être inépuisable. Huber prolonge donc l'expérience, c'est-à-dire l'emprisonnement des mêmes abeilles et la même privation de pollen. Il fait plus; il leur ôte toute la cire qu'elles venaient de produire. Trois jours après, il y en avait tout autant dans la ruche. On leur enleva jusqu'à cinq fois, l'une après l'autre, cette cire qu'elles s'obstinaient à faire sans pollen, et toujours elles en refirent.

Il ne manquait plus qu'une expérience inverse. Au lieu de nourrir les abeilles captives avec du miel, on les nourrit avec du pollen; et, dès ce moment, elles ne firent plus de cire.

C'est donc du miel, et non du pollen, que les abeilles tirent les matériaux requis pour la production de la cire qu'elles sécrètent. Elles tirent ces matériaux du miel; elles les tirent aussi du sucre. Trois essaims, mis en comparaison, furent nourris, l'un avec du miel, l'autre avec du sucre réduit en sirop, le troisième avec de la cassonade. Les abeilles des trois essaims produisirent de la cire. Les deux essaims nourris, soit avec le sucre, soit avec la cassonade, en donnèrent même plus tôt et plus abondamment que l'essaim nourri avec du miel.

Des usages du pollen.

Les expériences précédentes nous ont appris que le miel suffit à la production de la cire et que le pollen n'y sert point. Mais alors à quoi sert-il donc? à la nourriture des petits, avait dit John Hunter. L'habileté d'Huber dans l'art des expériences va transformer cette conjecture en démonstration.

Dans les expériences précédentes, où il ne s'agissait que d'un seul point, savoir, si le miel suffit, ou non, à la production de la cire, on ôtait aux abeilles captives toute la cire qu'elles produisaient, à mesure qu'elles la produisaient. Si on leur eût laissé leurs gâteaux, leurs rayons de cire, la reine aurait pondu dans les cellules de ces rayons, et la question de l'origine de la cire se serait compliquée de celle de la nourriture des petits. Il valait mieux traiter ces deux questions l'une après l'autre.

La question actuelle est celle de la nourriture des petits, Le miel suffitil à leur nourriture? Pour le savoir, il fallait placer dans une ruche, pourvue de miel et d'eau, des abeilles avec des gâteaux et du couvain; et il fallait ensuite tenir ces abeilles soigneusement renfermées, pour qu'elles ne pussent pas aller dans les champs recueillir du pollen.

Les deux premiers jours, les abeilles continuèrent à prendre soin des petits; mais, dès le troisième, le couvain était abandonné, et les abeilles,

toutes les abeilles de la ruche, se précipitaient vers la porte pour sortir. On les retint encore pendant deux jours, malgré leur impatience toujours croissante. On leur ouvrit enfin le cinquième. Aussitôt l'essaim tout entier s'envola. On profita de ce moment pour examiner les cellules de leurs gâteaux; ces cellules étaient désertes: point de couvain, pas un atome de bouillie; tous les vers étaient morts de faim. En supprimant le pollen, on avait ôté aux abeilles tout moyen de les nourrir.

Que fallait-il encore? Il fallait confier aux mêmes ouvrières d'autre couvain à soigner, et, cette fois-ci, leur accorder du pollen avec abondance. C'est ce qu'on fit; et l'on vit aussitôt les abeilles se jeter avidement sur le pollen, s'en gorger en quelque sorte, et le porter à leurs nourris

sons.

Rien n'est donc plus indépendant, plus distinct, en soi, que la production de la cire et le nourrissage des petits; mais voici le comble. C'est qu'il y a deux variétés, deux races d'abeilles, une race pour chaque fonction : les unes destinées à produire la cire, Huber les appelle les abeilles cirières; et les autres, destinées à soigner les petits, Huber les nomme les abeilles nourrices.

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«Mes observations, dit Huber, sont fondées sur un fait assez remarquable, qui n'a point été connu de mes devanciers, c'est qu'il existe deux espèces d'ouvrières dans une même ruche : les unes, susceptibles d'ac<«< quérir un volume considérable lorsqu'elles ont pris tout le miel que <«<leur estomac peut contenir, sont destinées à l'élaboration de la cire; « les autres, dont l'abdomen ne change pas sensiblement de dimension, << ne prennent et ne gardent que la quantité de miel qui leur est néces«<saire pour vivre, et font part à l'instant à leurs compagnes de celui «qu'elles ont récolté; leur fonction particulière est de soigner les pe« tits 1. »

Pour observer plus sûrement leur conduite, Huber peint de couleurs différentes les abeilles de l'une et de l'autre classe, et il ne les voit point changer de rôle. Dans un autre essai, il donne aux abeilles d'une ruche, privée de reine, du couvain et du pollen; et il voit aussitôt les petites abeilles, c'est-à-dire les abeilles nourrices, s'occuper de la nourriture des larves, tandis que les cirières n'en prennent aucun soin 2.

« On croit peut-être, dit Huber, que, lorsque la campagne ne fournit «pas du miel, les abeilles cirières peuvent entamer les provisions dont << la ruche est pourvue; mais il ne leur est pas permis d'y toucher; une

'T. II, p. 66. Les petites abeilles produisent aussi de la cire, mais toujours en quantité bien moindre que les véritables cirières.

« partie du miel est renfermée soigneusement; les cellules où il est dé«posé sont garnies d'un couvercle de cire qu'on n'enlève que dans les « besoins extrêmes, et lorsqu'il n'y a aucun moyen de s'en procurer ail«<leurs; on ne les ouvre jamais pendant la belle saison; d'autres réser«voirs, toujours ouverts, fournissent à l'usage journalier de la peuplade; mais chaque abeille n'y prend que ce qui lui est absolument « nécessaire pour satisfaire au besoin présent 1?»

Que dirait ici Fontenelle, lui qui disait déjà, à propos du Mémoire de Maraldi : « Quelque ancienne et quelque établie que soit la réputation « des abeilles, on ne les croyait point encore aussi parfaites qu'elles le « sont, et on peut dire d'elles ce qu'on dit quelquefois des personnes de « mérite, qu'elles gagnent à être connues 2. >>

De l'architecture des abeilles.

Nous avons vu que les abeilles sécrètent la cire par les follicules placés sous les anneaux inférieurs de leur abdomen. Or c'est avec la cire qu'elles construisent leurs gâteaux; c'est dans ces gâteaux qu'elles creusent leurs cellules. «On suppose peut-être, dit Huber, que les abeilles << sont pourvues d'instruments analogues aux angles de leurs cellules, «< car il faut bien expliquer leur géométrie de quelque manière; ces ins<«<truments ne sont pourtant que leurs dents, leurs pattes et leurs an« tennes. Or, ajoute Huber, il n'y a pas plus de rapport entre la forme « des dents des abeilles, qu'entre le ciseau du sculpteur et l'ouvrage qui « sort de ses mains 3. >>

Comment donc les abeilles taillent-elles le fond pyramidal de leurs cellules, leurs facettes en losanges, leurs prismes composés de trapèzes? Comment, en un mot, travaillent-elles géométriquement sans aucun instrument de géométrie? «On pourrait bien former, dit Huber, << sur toutes ces merveilles d'ingénieuses conjectures, mais on ne devine "point les procédés des insectes, il faut les observer! » - -(( « On a pu juger, continue-t-il, par les hypothèses d'un auteur célèbre, combien «les connaissances les plus étendues et l'imagination la plus brillante <<< sont insuffisantes sans le secours de l'observation, pour expliquer, «d'une manière plausible, l'art avec lequel les abeilles construisent «<leurs cellules". » L'auteur célèbre et à l'imagination brillante, c'est Buffon. Chacun le reconnaît, et se rappelle aussi l'idée bizarre de ce grand

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1 T. II, p. 68. 2 Mémoires de l'Académie des sciences, année 1712, p. 5. 'T. II, p. 85. T. II, p. 86.

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esprit, voulant expliquer par la forme que prennent, sous une pression réciproque, des pois qu'on fait bouillir dans un vase clos, la forme hexagone des cellules des abeilles, forme également produite, selon Buffon, par une pression réciproque.

Huber nous apprend donc comment l'abeille tire les plaques de cire de dessous les anneaux de son abdomen au moyen de la pince que forme avec la jambe le premier article du tarse, comment elle les porte à sa bouche, comment elle les rompt avec le bord tranchant de ses mandibules, comment elle les hache, les broie, les enduit d'une liqueur écumeuse blanchâtre, et comment enfin cette cire, si patiemment et si activement préparée, est appliquée contre la voûte de la ruche, travail pour lequel l'abeille fondatrice (c'est le nom qu'Huber donne à l'abeille qui a posé le premier bloc et, si l'on peut ainsi dire, la première pierre de l'édifice) est bientôt aidée par toutes les autres. Le travail des fondements achevé, le travail des cellules commence, et, lorsque certaines abeilles ont mis, chacune pour ce qui la concerne, la dernière main à l'œuvre, on en voit d'autres qui viennent, qui entrent dans chaque alvéole pour en polir, pour en raboter les parois, etc. Comme nous sommes loin de Buffon, de ses pois bouillis et de sa pression réciproque ! Ne voit-on pas, guidé par Huber, tout le merveilleux édifice se faire pièce par pièce, morceau par morceau, et, si on l'ose dire, conceptio n par conception? « Si l'ouvrier, dit très-bien Huber, n'a pas un modèle d'a«près lequel il opère, si le patron sur lequel il taille chaque pièce n'est << pas hors de lui-même et de nature à frapper ses sens, il faut admettre <«<en lui quelque chose d'intellectuel qui dirige ses opérations1.»>

Le mot intellectuel paraîtra hardi, mais ici il ne s'agit pas de termes définis et de sens précis; et certainement l'animal tire de lui-même, de son sensorium, de sa tête, tout ce qu'il met d'industrieux dans son œuvre. Je n'ai jamais aussi bien compris le sens profond de cette pensée de Georges Cuvier: « On ne peut se faire d'idées claires de l'instinct qu'en << admettant, dit-il, que ces animaux (les abeilles, les guêpes, etc.) ont dans «<leur sensorium des images ou sensations innées et constantes, qui les « déterminent à agir comme les sensations ordinaires et accidentelles « déterminent communement. C'est une sorte de rêve ou de vision qui « les poursuit toujours; et, dans tout ce qui a rapport à leur instinct, << on peut les regarder comme des espèces de somnambules 2. »

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'T. II, p. 96. — Le Règne animal, t. I, p. 45 (2o édition).

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