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après que le nouveau pape; parti de son évêché de Toul pour se rendre à Rome, s'arrêta à Cluny. L'abbé Hugues et le prieur Hildebrand allèrent au-devant de lui. Ce dernier persuada à Bruno que, élevé par des mains laïques sur la chaire de saint Pierre, il n'était point pape et qu'il devait se faire élire par le clergé et le peuple romains, qui seuls avaient le droit de choisir le souverain pontife1. Bruno, se dépouillant des ornements pontificaux, prit l'habit de pèlerin, et, accompagné d'Hildebrand, il s'avança humblement vers Rome, où il fit son entrée pieds nus, aux acclamations du peuple. Il ne porta le titre dont l'empereur l'avait revêtu, qu'après qu'il lui eut été conféré canoniquement. Il fut alors intronisé sous le nom de Léon IX. Hildebrand, nommé par lui sous-diacre de l'Église romaine, dirigea, depuis cette époque, la conduite et l'élection des cinq papes qui se succédèrent pendant vingt-quatre ans sur la chaire de saint Pierre avant qu'il y montât lui-même. Il fut l'habile instigateur et le persévérant exécuteur de la réforme ecclésiastique.

Léon IX tint à ce sujet plusieurs conciles: quatre à Rome pour tout le monde chrétien, deux à Pavie et à Verceil pour l'Italie septentrionale, un à Reims pour la Gaule, un à Mayence pour l'Allemagne. Ces conciles essayèrent de ramener le clergé à la règle de son institution. Ils portèrent la main sur la grande plaie de l'Église, sur la simonie, mais sans pouvoir la guérir. Contre un mal aussi invétéré, il fallait un long traitement et des remèdes héroïques. Léon IX redonna surtout au siége pontifical son ancien caractère et fut le premier pape qui agit de nouveau en pasteur universel. Sans abandonner Rome, il parcourut les divers pays chrétiens, sur lesquels il rétablit la juridiction spirituelle du Saint-Siége.

Après sa mort, Hildebrand, délégué des Romains auprès de Henri III, lui demanda pour pape Gébhard, évêque d'Eichstadt, parent de cet empereur qui, le croyant nécessaire dans ses conseils, ne pouvait se résoudre à se séparer de lui. Mais les vives instances d'Hildebrand l'emportèrent, et Gébhard, nommé par Henri III, se fit réélire par le clergé et le peuple romains et prit le nom de Victor II. Il poursuivit l'œuvre de son prédécesseur, sous la direction d'Hildebrand. La plus heureuse et la plus indispensable harmonie se maintint entre les papes et l'empereur Henri III, qui, en mourant, plaça son fils Henri IV, âgé de six ans, sous la protection de Victor II. Profitant de la minorité de ce jeune prince, Hildebrand, qui avait fait régulariser le titre des deux

1 Wilbert, 1. II, c. 1; Platina; Ciacconi.

papes précédents par l'élection canonique, alla plus loin après la mort de Victor II. Il désigna au choix direct et immédiat des Romains, non plus un Allemand, mais un Italien, le cardinal Frédéric, qui avait été abbé de Mont-Cassin et qui, nommé avec des transports unanimes par le clergé et le peuple, prit le nom d'Étienne IX. Moine lui-même, ce pape se servit beaucoup des moines, qu'il éleva aux plus hautes dignités de l'Eglise romaine, et il multiplia les conciles contre le mariage des prêtres et l'achat des fonctions ecclésiastiques. Arrêté par une fin trop prompte, il fit promettre au peuple romain de ne pas nommer de pape avant le retour d'Hildebrand, qui était alors en Allemagne. Cette promesse ne fut pas tenue. Le parti romain des comtes de Tusculum, dépossédé depuis douze ans du pouvoir de créer les papes et supportant avec impatience l'élévation de papes étrangers, profita de l'occasion qui lui était offerte et porta tumultueusement Jean dit Mincius, évêque de Velletri, sous le nom de Benoît X, sur le trône pontifical. Mais c'était le dernier acte de la puissance électorale du parti féodal dans Rome. Hildebrand, s'étant aperçu que le moment de l'émancipation entière du Saint-Siége n'était pas arrivé et qu'il fallait s'appuyer encore sur les Allemands, s'entendit avec l'impératrice Agnès, le duc de Toscane Geoffroy, convoqua un concile à Sienne, y fit déposer Benoît X et choisir Nicolas II, évêque de Florence, qui entra seul, sans un soldat, dans Rome, et aux pieds duquel Benoît X, déjà fugitif à Velletri, vint s'humilier et abdiquer.

Nicolas II, guidé par Hildebrand qu'il nomma archidiacre de l'Église romaine, fit deux choses qui devaient fortifier la papauté, l'une en la rendant indépendante par un nouveau mode d'élection, l'autre en lui donnant un puissant allié militaire en Italie. Il assembla un concile dans l'église de Latran pour remédier aux inconvénients des élections pontificales soit qu'elles émanassent des factions, soit qu'elles fussent imposées par des empereurs, et pour les empêcher d'être tumultueuses où serviles. A la suite de ce concile, il décréta que désormais le choix du pape appartiendrait aux cardinaux-évêques, auxquels s'adjoindraient les cardinaux clercs (curés ou diacres de Rome), et un petit nombre de laïques; qu'il serait ensuite soumis à l'approbation du reste du clergé et du peuple. Le pape devait être pris de préférence dans le sein de l'Eglise romaine; et, si la perversité de quelques hommes, qui avaient altéré la pureté des élections et qui les avaient vendues, s'y opposait encore, il pouvait être pris ailleurs, « sauf, était-il ajouté, l'honneur et le « respect dus à notre cher fils Henri présentement roi, et qui, s'il plaît « à Dieu, sera bientôt empereur, comme nous le lui avons accordé et

<«< comme le seront ses successeurs, auxquels le siége apostolique accor«dera le même droit1. »

Ce décret devait mettre un terme aux anciennes élections démocratiques, qui avaient pris un caractère féodal depuis la fin du 1x° siècle, et aux nominations impériales, qui commençaient à s'établir sur la ruine des autres. Il concentra l'élection des papes dans une petite assemblée de hauts dignitaires de l'Église romaine, qui, plus éclairés, plus sages, plus religieux, furent plus disposés à faire des choix habiles. Il en exclut en quelque sorte le pouvoir intéressé de l'empereur et le pouvoir tumultueux du peuple, car être simplement appelé à confirmer comme l'un, ou à approuver comme l'autre, c'était avoir l'obligation de consentir et non le droit d'élire. Cette institution, qui se compléta par la cessation assez prompte des confirmations impériales et un peu plus tardive des consentements populaires, fonda dans le collége des cardinaux un corps électoral religieux et aristocratique, qui devint le sénat de la nouvelle Rome et donna des maximes suivies à son gouvernement.

Nicolas II s'allia étroitement, dans l'intérêt du siége apostolique, avec les Normands de l'Italie inférieure. Ces rusés et belliqueux aventuriers s'étaient établis depuis un quart de siècle dans cette partie de la Péninsule divisée entre les Lombards, les Grecs et les Arabes. Les Lombards y avaient les principautés de Bénévent, de Salerne et de Capoue; les Grecs, les duchés de Naples, de Gaëte, d'Amalfi, avec une partie de la Pouille et de la Calabre; les Arabes, qui y avaient perdu leur établissement du Garigliano, et qui possédaient presque toute la Sicile, y avaient encore Bari et Tarente dans la Pouille. Devenus maîtres d'Aversa, érigée en comté en 1038, les Normands conquirent successivement la Calabre et la Pouille. Robert Guiscard reçut en fief de Nicolas II, et moyennant une redevance annuelle, ces deux provinces ainsi que les autres terres dont il s'emparerait plus tard, y compris la Sicile. Nicolas II donna également en fief la principauté de Capoue à un autre chef normand, Richard I, parent de Robert Guiscard, s'attribuant ainsi la disposition du territoire grec en Italie, comme ses prédécesseurs s'étaient arrogé le droit de nommer les patrices et les empereurs. Ainsi le pontificat, qui s'appuyait déjà sur les forces des ducs de Toscane dans l'Italie du centre. se ménagea un nouveau et puissant soutien dans l'Italie du sud. Avant de se servir de leurs belliqueux alliés contre les empereurs, les papes eurent recours à eux pour dompter le parti féodal qui avait nommé Be

Dans Labbe, Concil. t. IX, p. 1099, et dans la Chronique de Farfa, t. IX, p. 2 (Rer. italic. etc.)

noît X. Les Normands saccagèrent Tusculum, Palestrina, Nomentum, Galeria, et toutes les possessions, jusqu'à Sutri, de la noblesse turbulente qui tenait Rome sous sa tyrannie1.

A la mort de Nicolas II, Hildebrand fit élire le Milanais Alexandre II, évêque de Lucques, qui fut consacré et intronisé sans attendre le consentement de la cour impériale. Le décret de Nicolas II fut ainsi dépassé par suite de la mauvaise volonté des Allemands, qui n'avaient pas laissé approcher de Henri IV le cardinal Étienne, envoyé auprès de lui par le parti réformateur de Rome, au moment de la vacance apostolique. L'indignation de la cour impériale fut extrême. Le parti des évêques simoniaques et des prêtres mariés, très-nombreux surtout dans la Lombardie, et effrayé de voir se succéder sur le trône pontifical des papes rigides et inexorables, en profita pour mettre un des siens à la tête de l'Eglise. Il obtint en Allemagne la nomination de l'antipape Cadalous, que sa conduite déréglée comme évêque de Parme, avait déjà fait condamner par trois conciles et qui prit le nom d'Honorius II. La guerre commença entre le parti simoniaque, appuyé sur les Allemands et sur la faction féodale de Rome, et le parti réformateur, que soutenaient les forces des ducs de Toscane et celles des Normands de la Calabre et de la Pouille. Cadalous, à la tête d'une armée, prit et perdit deux fois Rome, et finit par être totalement abandonné des siens. Les simoniaques furent vaincus dans la lutte qu'ils avaient engagée, mais la grande question était de savoir, pour eux comme pour leurs adversaires, pour la société chrétienne comme pour la société militaire, pour l'ordre moral comme pour la domination matérielle, qui l'emporterait des papes ou des empereurs, dans la longue et formidable lutte qui allait

s'ouvrir.

Alexandre II était sur le point d'en donner le signal, lorsque la mort le surprit. Il avait écrit au jeune Henri IV, qui se livrait déjà à ses inconstances, à ses passions, à son avidité, voulant divorcer avec sa femme Berthe, opprimant les Saxons et vendant au plus offrant les dignités ecclésiastiques, de venir en Italie, pour y donner satisfaction sur l'hérésie simoniaque et sur quelques autres actes qui méritaient correction, et dont le bruit était arrivé jusqu'à Rome. Il laissa cette rude tâche à son successeur. Ce successeur fut Hildebrand. A peine Alexandre II eut-il été enseveli que le clergé et le peuple, d'un commun accord et malgré la résistance d'Hildebrand, le nommèrent pape. Ne voulant pas négliger l'exécution du décret de Nicolas II, il fit parvenir par ses envoyés à

1 Cardinalis de Aragonia, in Vita Nicolai II. Muratori, Ann. t. IX, p. 440-44 1.

Henri IV l'avis de son élection, le priant de ne pas donner son assentiment, parce qu'il pouvait être certain, sans cela, qu'il ne laisserait point ses graves excès impunis1. Malgré cet avertissement, Henri IV, ayant appris par le comte Éberard, son envoyé à Rome, que l'élection d'Hildebrand avait été régulière, qu'elle s'était faite sans qu'il le voulût, qu'il n'avait pas souffert qu'on le consacrât avant d'avoir obtenu la confirmation royale, ratifia le choix que les Romains avaient fait de lui. Hildebrand monta alors sur le trône pontifical pour achever la révolution qu'il avait commencée, et prit le nom, par lui rendu si célèbre, de Grégoire VII.

A cette époque, la papauté avait déjà acquis beaucoup de puissance et de grandeur. Il y avait vingt-sept ans qu'elle était occupée par des hommes de mœurs austères, que guidaient des vues religieuses et des pensées réorganisatrices. Ces papes réformateurs avaient déjà attaqué l'achat des fonctions ecclésiastiques, afin de dégager le clergé séculier des liens féodaux et d'en faire un corps entièrement religieux. Ils avaient ainsi condamné le mariage et le concubinage des prêtres et des clercs afin de rétablir la sévérité des mœurs chrétiennes. Ils avaient étroitement uni, au siége de Rome, les divers pays de l'Europe par l'envoi de légats a latere, qui gouvernaient ces pays en leur nom, et qui y réunissaient des conciles locaux dans le double intérêt de leur puissance et de la réforme de l'Église. Depuis 1046, époque où celleci avait commencé, jusqu'à l'avénement de Grégoire VII, en 1073, il avait eu en Italie, en Allemagne, en France, vingt-sept de ces conciles, dirigés contre la simonie et le mariage des prêtres. Mais la régénération ecclésiastique, dont le résultat devait être l'indépendance du corps sacerdotal, avait eu encore peu de succès. Elle avait été bien plus prescrite qu'opérée. Les prédécesseurs de Grégoire VII l'avaient préparée dans les esprits, c'était à lui de l'accomplir en réalité. Il fallait sa singulière vigueur pour l'entreprendre et pour soumettre les princes à sa juridiction pontificale, afin de leur enlever la puissance qu'ils avaient acquise et qu'ils exerçaient sur l'Église. Il connaissait toutes les difficultés qui l'attendaient. «Maintes fois, écrivait-il à Hugues, abbé de Cluny2, j'ai « demandé au divin Sauveur de vouloir m'ôter de ce monde ou de per« mettre que je devinsse utile à notre mère commune. Une indicible a douleur, une tristesse extrême, s'emparent de mon âme à la vue de

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Quod si non faceret, certum sibi esset, quod graviores et manifestos ipsius excessus impunitos nullatenus toleraret. » (Cardin. de Aragon. in Vita Gregorii VII.) Epist. lib. II, ep. 49.

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