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lerins ne visitaient plus le tombeau de saint Pierre, et les femmes étrangères osaient encore moins se hasarder dans une ville où le pape donnait l'exemple de la violence et de la dépravation. Ce fut cependant Jean XII qui appela de nouveau les Allemands dans Rome, rétablit l'empire en faveur de la maison de Saxe, et fut la cause involontaire du premier essai de réforme religieuse.

L'Italie, qui, depuis plus d'un demi-siècle, avait nommé tant de rois divers, sans leur obéir longtemps, était plus divisée que les autres pays, et ne savait se reposer sous aucun pouvoir. La domination de Bérenger, marquis d'Ivrée, et de son fils Adalbert, les derniers rois élus dans des diètes nationales, ayant paru moins supportable encore que celle de leurs prédécesseurs, les Italiens invoquèrent l'assistance des princes de la maison de Saxe. Othon le Grand descendit plusieurs fois en Lombardie; et, comme Bérenger ravageait les environs de Rome, le pape Jean XII se décida lui-même à y appeler ce puissant roi de Germanie en 961. Jean XII prit cependant quelques précautions à l'égard d'Othon, et lui fit prêter d'avance le serment de respecter le pouvoir du pape et de son Église, de ne rien faire dans Rome sans son concours, de lui restituer tout ce qu'il parviendrait à reprendre du domaine pontifical, et d'être le défenseur du territoire de saint Pierre. Après cet engagement préalable, Othon fut reçu et couronné empereur dans la ville qu'Albéric, père de Jean XII, avait soigneusement fermée aux rois d'Italie Hugues, Lothaire, Bérenger, Adalbert. Comme ses prédécesseurs, il confirma la donation de Pépin et de Charlemagne au siége apostolique.

C'est ainsi que l'empire d'Occident, qui avait cessé d'exister depuis la mort de Bérenger de Frioul, en 924, fut rétabli de nouveau après trente-huit ans d'interruption. Mais les anciennes inimitiés ne tardèrent pas à renaître entre le pape et l'empereur, les Romains et les Allemands. Elles durèrent autant que les Othon, c'est-à-dire jusqu'au commencement du xro siècle. Aux rivalités de pouvoir et aux dissidences de nationalité se joignirent, cette fois, des tentatives de réforme, que l'état de l'Église rendait nécessaires, et qui ne convinrent pas à l'Italie. Les Othon étaient une famille très-religieuse, sans être exempte toutefois des passions de la barbarie. Élèves des moines, qui leur avaient inspiré des goûts et des desseins pieux; vainqueurs des Scandinaves, des Slaves, des Hongrois, chez lesquels ils avaient introduit le christianisme; protecteurs du clergé en Allemagne, où ils avaient investi les évêques de l'autorité séculière dans les villes, ils auraient voulu restaurer en Italie la discipline ecclésiastique, et redonner au siége de Rome sa grandeur spirituelle, en y élevant des papes éclairés et austères. Sous eux, l'Allemagne fut une

école de christianisme. Des membres de cette famille s'y placèrent à la tête de l'épiscopat. Brunon, frère d'Othon le Grand, occupa le siége de Cologne, et Guillaume, l'un de ses fils, celui de Mayence. Sa fille Mathilde devint abbesse de Quedlinbourg. Son petit-fils, Othon III, s'intitula le Serviteur des apôtres, et Henri II, dit le Saint, laissa éteindre cette glorieuse maison de Saxe, parce qu'il fit vœu de continence.

Mais l'esprit qui animait les Othon n'était ni celui des papes, ni celui des Romains. Jean XII conspira en faveur d'Adalbert, fils de Bérenger, contre Othon, qui, à son tour, le fit déposer par un concile tenu dans Rome. Othon ne s'arrêta point là. Afin de s'assurer des élections pontificales, il ne rétablit pas seulement l'ancien droit de les confirmer, il reçut le droit nouveau de les diriger. Léon VIII, qu'il avait fait nommer après la déposition de Jean XII, porta, dans un synode, le décret suivant : « Nous, Léon, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, avec «le clergé et le peuple romain, accordons et donnons à Othon Ir; roi «des Allemands, et à ses successeurs en ce royaume d'Italie, la perpé«tuelle faculté d'élire notre successeur, et d'ordonner le pontife du sou« verain siége apostolique, ainsi que les archevêques et les évêques, qui <«< seront ensuite consacrés par ceux auxquels ce droit appartient 1.» Léon VIII prononça l'excommunication contre quiconque essayerait d'élire, dans Rome, un patrice ou un pape, et dans l'empire un archevêque ou un évêque. Il mit le pontificat à la discrétion de l'empereur, qui, ayant la désignation du choix à faire, et non la sanction du choix fait, nomma réellement le pape.

Ce pouvoir, conféré aux Othon pour la régénération de l'Église, ne leur servit point à l'opérer. Les Romains le contestèrent. Entraînés par l'habitude de la turbulence, le souvenir de la domination et l'orgueil de leur indépendance, ils se soulevèrent trois fois contre Othon. Ils expulsèrent violemment Léon VIII, nommé sous son influence, rétablirent Jean XII, déposé par ses ordres, et, lorsque ces deux papes furent morts, ils élurent Benoît V, qu'Othon exila à Hambourg, et chassèrent de Rome Jean XIII, qu'Othon y avait placé sur le trône pontifical. Après la troisième insurrection, Othon dompta pendant quelque temps, par la terreur, le parti des oligarques romains, qui se redressa pendant le règne assez court de son fils Othon II, et qui domina sous la longue minorité de son petit-fils Othon III. Ce parti remplit alors Rome de ses violences; il éleva, expulsa, tua même des papes, dont tout le domaine temporel fut envahi par les chefs féodaux. Crescenzi, seigneur de La

'Gratian. Decret. pars prima, dist. LXIII, c. xx111.

mentana et de Nomentum, devint patrice de Rome, où il régna pendant dix ans d'une manière aussi absolue que l'avait fait Albéric. Il entreprit même de lutter contre Othon III, alors parvenu à sa majorité, et conçut le projet hardi, mais impraticable, de soumettre l'Italie centrale à l'empire d'Orient, et de se servir des Byzantins contre les Allemands. Il nomma donc comme pape le grec Jean Philagathus, qu'il opposa à Brunon, parent d'Othon III, élevé au pontificat sous le nom de Grégoire V. Le chef des Romains et le roi des Allemands eurent chacun leur pape et commencèrent la guerre. Crescenzi ne fut pas le plus fort. Son pape, renversé du siége pontifical, soumis aux plus indignes outrages et horriblement mutilé, fut promené sur un âne dans Rome. Lui-même, pris dans le môle d'Adrien, eut la tête tranchée, avec douze des siens, par ordre d'Othon III, qui fit suspendre leurs cadavres aux créneaux de la forteresse. Le parti allemand triompha avec violence, mais peu de temps. En moins de cinq années, le jeune cousin d'Othon, Grégoire V, et son célèbre précepteur, Sylvestre II, moururent, non sans soupçon d'avoir été empoisonnés, et lui-même succomba à la fleur de son âge et dans toute sa force.

Après la vaine tentative de réforme des trois Othon, les désordres reprirent leur cours dans la ville de Rome. Les factions romaines se disputèrent de nouveau le pontificat, qui devint la proie de la plus riche ou de la plus puissante, et échut définitivement à la famille Tusculane. Benoît VIII, fils du comte Grégoire, de Tusculum, nommé pape en 1012, expulsé, puis rétabli, occupa douze ans le siége de Rome, où, à sa mort, il fut remplacé par son frère Jean XIX, qui, le même jour, de préfet de Rome, devint pape, et qui eut pour successeur son neveu, Benoît IX, fils du comte Albéric. La chaire de Saint-Pierre devint comme le patrimoine de cette famille. Le pontificat de Benoît IX marqua le terme d'un état de choses aussi vicieux. Il mit le comble aux désordres de Rome, et Benoît IX porta aux derniers excès un pouvoir aussi mal exercé que mal acquis. Chassé deux fois de Rome pour ses violences, et deux fois rétabli par la puissance de sa famille, Benoît IX fut remplacé par l'évêque de Sainte-Sabine, Sylvestre III; vendit la papauté à l'archiprêtre Jean Gratien, qui prit le nom de Grégoire VI, et la revendiqua après l'avoir cédée; en sorte qu'il y eut trois papes à la fois : Benoît IX, résidant au Latran; Sylvestre III, à Sainte-Marie-Majeure, et Grégoire VI, à Saint-Pierre.

Ce que n'avaient pu les princes de la maison de Saxe se fit sous les princes de la maison de Franconie. Le pape Grégoire VI, sachant qu'Henri III, fils de Conrad le Salique, dont la dynastie occupa plus

d'un siècle le trône par l'élection, animé des sentiments le plus religieux, avait entrepris de délivrer l'Allemagne de la simonie, l'appela à Rome pour qu'il y opérât la même réforme. Henri III, élève des moines comme les Othon, se fit l'instrument zélé de la réforme ecclésiastique, tant à l'égard du Saint-Siége que du clergé ordinaire. Arrivé à Sutri, non loin de Rome, en 1046, il y assembla un concile, qui déposa les trois papes simoniaques 1. Il entra ensuite dans Rome, avec tous les évêques qui avaient assisté au concile, et là, du commun accord du clergé et du peuple romain, réunis dans l'église du Vatican, le Saxon Suidger, évêque de Bamberg, fut élu sur la désignation même de Henri III, et prit le nom de Clément II. Couronné empereur par le nouveau pape, Henri III rétablit avec plus de rigueur le droit impérial fondé sous Charlemagne et accru par Othon le Grand. Il exigea des Romains le serment qu'ils n'éliraient aucun pape sans son ordre 2. Il travailla ensuite, de concert avec Clément II, à l'extirpation de la simonie, contre laquelle fut tenu un concile dans Rome, où il n'y en avait pas eu depuis soixante-quatre ans. Mais une pareille réforme, qui devait s'étendre à la conduite morale du clergé comme à la collation religieuse de ses pouvoirs, fortifier l'Église en l'épurant, préparer la papauté à la domination en la relevant de l'abaissement, une pareille réforme n'était pas aisée à accomplir. Clément II périt, après deux ans et demi de pontificat, empoisonné, à ce qu'on crut, par Benoît IX 3, qui usurpa une troisième fois le Saint-Siége, dont il fut de nouveau dépossédé par les forces de Henri III, qui y éleva, sous le nom de Damase II, Poppon, évêque de Brixen. Damase II ne survécut que vingt-trois jours à son élévation. On pensa qu'il avait été également empoisonné par le parti qui s'était défait de Clément II. Le danger devenait très-redoutable pour les papes d'origine germanique et de création impériale, qui seuls alors pouvaient être des papes réformateurs. Aussi, lorsque les députés de la ville de Rome se rendirent auprès de Henri III pour lui demander un nouveau pontife, et que, au milieu de l'assemblée réunie à Worms, il eut désigné Bruno, évêque de Toul, celui-ci refusa d'abord cette périlleuse

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Tres illos qui injuste apostolicam sedem invaserant cum consilio et auctoritate totius concilii juste depellere instituit.» (Victor III, papa, Dialogor. lib. III.) Inventum est plane remedium opportunum, quum, metu et reverentia imperatoris, ⚫cessarint violentæ illæ intrusiones crebro ut vidimus, per comites Tusculanos sacrilege iteratæ. (Baronius, ad ann. 1046.)-a Ac præter ejus auctoritatem apostolicæ sedi nemo prorsus eligat sacerdotem. (Petrus Damianus, opusc. XIX.)Dictus papa Benedictus per poculum veneno occidit papam Clementem. (Lupus protospata in chron. Muratori, Annal. t. IX, p. 367-368.)

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dignité. La pureté de sa vie, son zèle, sa prudence, son savoir, ayant rendu plus vives les instances générales, il céda et partit pour Rome, revêtu des habits pontificaux. Il rencontra sur sa route, en passant par l'abbaye de Cluny, l'homme extraordinaire à l'aide duquel devait s'accomplir la grande réforme, vainement essayée depuis bientôt un siècle, et qui exigeait les profonds desseins d'un génie aussi entreprenant que le sien, la fermeté d'une âme aussi altière et aussi religieuse, la grandeur d'un caractère aussi indomptable.

Cet homme était le moine Hildebrand. Né dans une humble condition à Soano, en Toscane, il avait été élevé au monastère de SainteMarie-Majeure, sur le mont Aventin. Il s'était attaché au pape Grégoire VI, qui, n'étant encore que l'archiprêtre Gratien, avait pris soin de sa jeunesse. Il l'avait suivi en Gaule lors de son exil, et il était allé s'enfermer dans l'abbaye de Cluny. Là, soumis à l'austérité de la règle monastique, nourrissant dans son âme des sentiments pieux et amers, il s'indignait des désordres de l'Église, et il gémissait en pensant que la ville des apôtres était devenue, comme il le disait, la servante des princes1. La violence, la cruauté, les passions effrénées des hommes de guerre, qui ne reconnaissaient aucune règle au-dessus de la force et opprimaient partout les pauvres et les faibles, le pénétraient de douleur et de tristesse. Il était encore plus troublé par la dégradation du sacerdoce. L'achat des dignités ecclésiastiques, les mœurs violentes et désordonnées des évêques féodaux et des prêtres incontinents, soulevaient tous ses sentiments chrétiens. Il rêvait, dans le cloître de Cluny, la régénération de l'Église, l'indépendance et la grandeur du pontificat. Il souhaitait de voir arriver le jour où la loi chrétienne pourrait réprimer la puissance militaire, où le pape, son interprète, dominerait l'empereur, où l'on imposerait le frein de la morale aux rois, le respect de la faiblesse aux puissants, et l'habitude du sacrifice aux prêtres.

Il avait vécu deux ans sous la forte discipline du grand abbé Odilon. Celui-ci avait entrevu les futures destinées du jeune Italien que les révolutions de Rome et la bonne fortune de l'Église avaient un moment jeté dans son cloître pour achever de s'y former. Lui appliquant les paroles dont l'Évangile se sert au sujet de saint Jean-Baptiste, il disait de lui Cet enfant sera grand devant Dieu. Un an avant sa mort, lorsque Hugues avait été élu sixième abbé de la vaste et puissante congrégation de Cluny, Hildebrand en avait été nommé prieur. Ce fut peu de temps

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1 Baronius, ann. 1049.

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