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essaim, et ne trouve une reine que dans l'un des deux; chaque essaim n'a donc qu'une reine.

Mais cette idée heureuse d'un essaim divisé en deux devait donner encore bien d'autres faits, et tous essentiels. Qu'allait-il se passer dans ces deux essaims, l'un qui avait une reine et l'autre qui n'en avait plus ? Chaque essaim avait été placé dans une ruche particulière. Or les abeilles de l'essaim privé de reine cessèrent aussitôt de travailler, et presque toutes périrent un peu plus tôt ou un peu plus tard. « Aristote prétend, dit « Réaumur, que, lorsqu'elles sont privées de reine, elles se contentent de << faire des gâteaux de cire, dans les alvéoles desquels elles ne portent point << de miel. Mais je puis assurer qu'alors elles vivent dans une parfaite «oisiveté; que non-seulement elles ne font aucune récolte de miel, mais qu'elles ne construisent pas une seule cellule de cire, et je l'assure sur « un grand nombre de preuves de l'espèce de celles que je viens de « donner1...)

On verra tout à l'heure que ceci n'est pas tout à fait exact. Quoi qu'il en soit, passons au second essaim, à celui qui avait sa reine : celui-ci continua à travailler, à construire des gâteaux, à creuser dans ces gâteaux des alvéoles pour recevoir des œufs, d'autres alvéoles pour recevoir du miel, etc. etc.

Ainsi donc 1o il n'y a qu'une reine dans chaque essaim; et 2° il faut que chaque essaim ait une reine, mais une seule, car, s'il y en a deux, l'une des deux finit toujours par se débarrasser de l'autre, par la

tuer.

Je viens de dire qu'après avoir divisé un essaim en deux, Réaumur en avait examiné successivement toutes les abeilles; mais, me demanderat-on, comment cet examen d'un animal si facilement irascible et si courageux a-t-il pu se faire? Les abeilles ne sont traitables, dit Réaumur, que lorsqu'elles sont mortes en apparence, c'est-à-dire asphyxiées. Il les plonge donc dans l'eau, il les noie; et, comme il a bien calculé son temps, il les retire assez tôt pour qu'aucune ne périsse et qu'elles reprennent toutes, même assez vite, toute leur vigueur.

C'est par cet expédient qu'il les examine, qu'il les touche impunément, qu'il les compte, et avec une patience qui va bien loin, car il en a compté une fois, et compté une par une, jusqu'à vingt-sept mille et plus.

Malgré tous ces expédients, tous ces soins, tout ce travail si ingénieux et si assidu, malgré dix-huit années entières consacrées à cette belle étude, Réaumur avait laissé bien des sujets de doute. Il croyait encore

Mémoires pour servir à l'histoire des insectes, t. V, P. 255.

que les abeilles ordinaires, les ouvrières, n'avaient point de sexe, qu'elles n'étaient ni mâles, ni femelles (pour parler comme lui), qu'elles étaient neutres; qu'il était absolument nécessaire que la mère abeille pondît des œufs particuliers pour la reproduction particulière des abeilles mères; il avait entrevu un fait qui ne devait être compris que beaucoup plus tard, savoir, qu'une femelle peut donner des œufs, et en donner tout ce qu'elle en donne dans les pontes ordinaires, plusieurs mois après le carnage régulier des mâles, de tous les mâles1, et, par conséquent, sans fécondation, du moins immédiate; il ne savait rien d'assuré, enfin, sur l'accouplement des reines, ni s'il y avait accouplement, ni s'il n'y en avait point, etc. etc. Quelques années après la mort de Réaumur, Bonnet écrivait à Schirach: «Nous ne devons pas nous presser de croire que <«<nous tenons les principes de la science des abeilles; nous n'en sommes « au plus qu'à l'A, B, C. »

De Schirach.

Schirach était un pasteur de la haute Lusace2, qui s'était épris d'un goût passionné pour l'étude des abeilles, et qui avait du génie pour l'observation. Son Histoire naturelle de la reine des abeilles avec l'art de former des essaims fut un modèle en son genre. C'était l'ouvrage le plus remarquable sur les abeilles qui eût paru depuis Réaumur, et il fut d'autant plus remarqué, que souvent il contredisait Réaumur, et que, plus souvent encore, il ajoutait à ce que Réaumur avait vu.

Réaumur avait cru que la mère abeille pondait, ainsi que je viens de le dire, des œufs particuliers, pour la production des abeilles mères, et qu'il n'y aurait point eu d'abeille mère sans cela. « Outre les deux sortes "d'œufs, dit-il, dont nous venons de parler (les œufs des ouvrières et << ceux des mâles, ceux-ci toujours plus gros que les autres) on doit penser « que la mère mouche a encore à en pondre d'une troisième sorte. Ce ne << serait pas assez qu'elle donnât naissance à plusieurs milliers de mouches « ouvrières et à plusieurs centaines de mâles; elle doit la donner à d'autres « mouches propres à devenir des mères, à d'autres mouches qui perpé« tuent l'espèce. Il faut qu'elle ponde au moins un œuf, d'où naisse l'a<«<beille qui conduira hors de la ruche trop peuplée une colonie, qui ne « subsisterait pas sans cette mouche. La mère doit donc pondre et pond

1

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Voyez ce que j'ai dit ci-devant à propos de Swammerdam. A Klein-Bautzen. Ouvrage traduit en français en 1787, par Blanière. Le livre original avait été publié à Dresde, en 1768.

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3

« des œufs d'où doivent sortir des mouches propres à être mères à leur << tour. Elle le fait, continue Réaumur... Elle n'a, pour l'ordinaire, qu'à « en pondre quinze à vingt par an; quelquefois elle n'en pond que trois «ou quatre, et quelquefois elle n'en pond point du tout, et, dans ce « dernier cas, la ruche ne donne point d'essaim1. »

Sur presque tout cela Réaumur se trompait. La première découverte de Schirach fut de montrer qu'il n'est point nécessaire qu'il y ait des œufs particuliers, distincts, pour la reproduction des abeilles mères; que les abeilles mères peuvent sortir des mêmes œufs que les abeilles ouvrières, et que ce sont ces abeilles ouvrières qui savent, quand elles veulent, transformer un œuf ordinaire ou plutôt le ver qui en naît, en ver royal, en lui construisant une cellule plus grande, une cellule royale, et en portant dans cette cellule royale, en donnant à ce ver royal une espèce particulière de nourriture toute différente de celle qui doit servir aux autres vers.

Mais Schirach ne s'en tint pas là. Ayant découvert que les abeilles se font autant de reines qu'elles le veulent, il imagina de leur en faire faire autant que lui-même le voudrait, et, par des méthodes très-simples, il y parvint. Il enfermait, à part et sans reine, dans des boîtes disposées pour cela, à couvercles percés de trous pour le passage de l'air, etc. etc. des abeilles ouvrières avec de la cire, du miel et du couvain.

Ayant du couvain, c'est-à-dire des œufs, des vers, des nymphes, en un mot une postérité assurée, les abeilles ouvrières, ainsi séquestrées, travaillent, et, n'ayant point de reine, elles s'occupent aussitôt à s'en faire une qui puisse leur donner, à son tour, du nouveau couvain.

On obtient ainsi autant de reines, et, par suite, autant d'essaims que l'on veut; car, autant de reines, autant d'essaims.

Ces essaims artificiels, cet art de les multiplier à volonté, cet art de procréer une reine, des reines, tout cela fit la plus vive sensation et beaucoup de bruit. On critiqua, on loua, on nia; enfin on se rendit auprès de Schirach et l'on observa; on essaya bientôt de l'imiter et l'on réussit. La méthode nouvelle fut adoptée, transportée dans la Saxe, dans le pays de Gotha, dans le Palatinat, etc. il se forma des sociétés particulières pur la culture des abeilles; le succès de Schirach fut complet.

La seconde découverte de Schirach fut celle qui lui apprit que les abeilles ouvrières étaient des femelles. « J'avouerai franchement, dit-il, << à cette occasion, que je n'ai parlé qu'avec beaucoup de réserve de ma

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« première découverte, parce que je n'osais presque m'élever contre le « sentiment du grand Réaumur, qui a fait, pendant plus de dix-huit ans, « les plus soigneuses recherches sur l'économie des abeilles; et c'est en« core avec peine que je me vois ici contraint à combattre cet illustre « académicien 1. >>

«Depuis ma première découverte, continue-t-il, il me paraissait « contradictoire de supposer trois genres dans les abeilles, puisqu'il est ༥ avéré que ces mouches peuvent se former en tout temps une reine, « au moyen du couvain2. »

en

Et, en effet, le grand résultat, le grand fait, découvert et constaté par Schirach, est celui-ci : c'est que tout ver d'abeille ouvrière peut devenir une reine3. Cela posé, Schirach conclut avec raison qu'il faut nécessairement « que les abeilles ouvrières soient du genre féminin. >> Mais, en histoire naturelle, en physique, ce n'est pas assez que de conclure par voie de raisonnement, de déduction. En histoire naturelle, physique, il faut voir, il faut montrer; et Schirach ne vit ni ne montra. Une autre découverte encore, et très-grande, et que Schirach n'acheva pas non plus, est celle dont il crut pouvoir conclure (car rien n'est plus capable de tromper qu'un fait incomplet), que « les faux-bourdons ne pas être considérés comme les mâles de la reine abeille"; que « les abeilles se reproduisent et se multiplient sans mâles. »

« doivent ༥

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Personne encore n'avait vu l'accouplement de la reine abeille; ni Swammerdam, ni Réaumur, ni Schirach. Swammerdam en concluait que la seule vapeur des mâles suffisait à la fécondation de la reine3; Schirach, que les abeilles se multipliaient sans mâles; le seul Réaumur avait cru voir un accouplement, et il s'était trompé.

Le premier qui ait constaté d'une manière sûre l'accouplement de la mère abeille avec les bourdons, ce fait, le dernier à découvrir dans l'histoire successivement éclaircie de la génération des abeilles, fut un naturaliste très-clairvoyant d'esprit, mais physiquement aveugle.

François Huber, cet homme dont il semble que la destinée ait été de venir après tous les autres pour découvrir ce que les plus habiles d'entre eux n'avaient pu voir, avait perdu la vue étant encore très-jeune ; mais il ne s'était point découragé. Aidé d'abord

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les par

yeux

de sa

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3 - Ibid. Ibid. p. 69.

femme, mademoiselle Lullin, et puis par un serviteur très-intelligent nommé Burnens, il continua ses études d'histoire naturelle, et se livra bientôt tout entier à ses recherches sur les abeilles.

Rien n'est plus délicat, rien n'est plus précis, rien n'est plus fini que les observations, que les expériences dictées ou inspirées par François Huber. Il veut déterminer quel est le véritable sexe des abeilles. Pour cela, il fait remplir une boîte vitrée d'abeilles ouvrières seules; on examine, pendant plusieurs jours, les cellules des gâteaux qu'on leur avait donnés, et on ne tarde pas à y apercevoir des œufs nouvellement pondus, d'où sortent, avec le temps, des vers de faux-bourdons.

y a donc des abeilles ouvrières qui sont fécondes.

Mais, pour un esprit aussi rigoureux que celui d'Huber, ce n'était pas assez. Il fallait saisir, au moment de la ponte, une de ces abeilles fécondes. On y réussit, on s'assure que c'était bien une abeille ouvrière, on la-dissèque, et l'on trouve des ovaires très-petits, très-fragiles, il est vrai, mais enfin des ovaires, et, dans ces ovaires, des œufs.

Il fallait encore plus. Schirach avait créé l'art de faire des reines abeilles à volonté. Huber voulut créer l'art de faire des ouvrières fécondes à volonté.

Réfléchissant sur l'expérience de Schirach, qui prouve que tout ver d'ouvrière peut être converti en ver royal moyennant une certaine nourriture, il en conclut que les ouvrières à demi fécondes devaient avoir reçu d'une façon ou d'autre, étant encore à l'état de ver, quelques parcelles de cette nourriture.

Il remarqua bientôt, en effet, qu'il ne naît jamais d'abeilles capables de pondre que dans les ruches qui, ayant perdu leur reine, préparent une grande quantité de gelée royale pour en nourrir les vers qu'elles destinent à la remplacer. Quelques parcelles de cette gelée, se dit-il, seront tombées sans doute dans les cellules voisines; les vers de ces cellules en auront goûté; leurs ovaires en auront acquis une sorte de développement, mais ce développement sera resté imparfait, parce qu'ils n'auront reçu de la nourriture royale qu'une part très-petite.

Pour vérifier cette conjecture, Huber fait détacher d'un gâteau six cellules, prises dans le voisinage des cellules royales; il sort de ces six cellules six abeilles ouvrières; il fallait que ces six abeilles pussent toujours être reconnues; Huber fait donc peindre leur corselet d'une couleur rouge; on les met dans une ruche où l'on était sûr qu'il ne se trouvait pas de reine, et l'on ne tarde point à apercevoir des œufs, et des œufs de la seule sorte que pondent les ouvrières fécondes, c'est-à-dire des œufs de faux-bourdons, des œufs de mâles. Mais Huber n'était pas

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