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Je passe sur plusieurs détails touchant la manière dont les abeilles s'y prennent pour construire leurs alvéoles, pour recueillir le miel, pour la ponte des œufs, pour les soins donnés à ces œufs, détails observés Maraldi dans des ruches vitrées, expédient auquel on n'avait point songé jusque-là, et je viens à Swammerdam, l'anatomiste le plus perspicace et le plus profond qui se soit occupé des insectes.

par

De Swammerdam.

Swammerdam était né1 en 1637, et mourut en 1680, laissant inédit le plus admirable de ses ouvrages : le Biblia naturæ. Le manuscrit de cet ouvrage, le plus original et le plus riche en découvertes sur les insectes qu'on eût encore vu, passa entre les mains de Thévenot, à qui l'auteur l'avait légué. Des mains de Thévenot, mort avant d'avoir eu le temps de le faire imprimer, il passa dans celles de Duverney. Duverney se proposait très-sincèrement de le publier; mais qu'attendre, en ce genre, d'un homme qui ne publiait pas même ses propres travaux ? Nous avons, encore inédites, à la bibliothèque de l'Institut, ses recherches sur les mollusques, dont j'ai entendu M. Cuvier parler avec beaucoup d'estime. Enfin, le précieux manuscrit passa de Duverney à Boerhaave, et le Biblia naturæ parut en 1737. Voici le titre complet : Biblia nature, seu historia insectorum in certas classes reducta, nec non exemplis et anatomico variorum animalculorum examine æneisque tabalis illustrata. (Leyde, 2 vol. in-fol.)

On sent, dès le début du livre, un homme d'une trempe nouvelle, à la fois observateur et penseur. « La nature nous étonne, dit Swammer«dam, par la grandeur des ouvrages qu'elle a produits, en déployant, << pour ainsi dire, toute sa puissance sur la matière..... mais elle ne << nous est pas moins incompréhensible, lorsque, travaillant à la forma«<tion du plus petit insecte, elle concentre toutes ses forces dans un seul «point..... On n'admire jamais plus les animaux appelés parfaits (c'est«à-dire que l'homme a jugés les plus semblables à lui) que lorsque, en «<les décomposant dans leurs plus petites parties, l'on découvre que, << dans une masse vivante, tout est organisé, tout est vivant; et, dans ce << sens, le petit est l'élément du grand, il est partout, il pénètre la nature « entière, et devient un objet digne de la philosophie.

«D'ailleurs, qu'est-ce que le petit, qu'est-ce que le grand, sinon des

A Amsterdam.

<< quantités relatives à l'homme, qui se fait le centre de tous les mondes << et l'unité de mesure de tous les êtres? Et, pour nous borner à la classe << des êtres animés, qu'a de plus, aux yeux du philosophe, un éléphant, << une baleine, que le plus petit animalcule? L'un et l'autre est vivant, <<< et c'est le vivant qui étonne et qui confond le philosophe; l'un et << l'autre est pourvu de toutes les parties solides et de toutes les liqueurs <«< nécessaires à sa conservation, à son accroissement et à sa reproduction; « l'un et l'autre a son instinct, ses inclinations, ses mœurs : tout cela << même semble plus à l'aise dans l'éléphant que dans la fourmi, dont la << petitesse est une merveille de plus 1. »

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Le plus beau chapitre du Biblia, celui qui a exercé le plus d'influence sur les idées, je ne dis pas seulement des naturalistes, mais des philosophes, est le chapitre où l'auteur nous explique le mystère, jusquelà si profondément caché, des métamorphoses des insectes.

Jusqu'à Swammerdam on croyait que, lorsqu'un insecte se métamorphose, c'était un corps qui se changeait en un autre, un corps de chenille en un corps de chrysalide, un corps de chrysalide en un corps de papillon. Le papillon, la chrysalide, la chenille, c'étaient autant d'êtres nouveaux, distincts, ayant chacun son existence à part, sa vie propre. Swammerdam montra que le papillon est contenu tout entier dans la chrysalide, la chrysalide tout entière dans la chenille; que tous ces corps, si différents en apparence, ne sont que le même corps, que tous ces êtres ne sont que le même être; qu'il n'y a point, à la rigueur, de métamorphose au sens populaire, au sens poétique, mais une simple évolution de parties qui successivement se forment et se manifestent.

Pour en venir là, Swammerdam n'avait fait que désenvelopper, que désemboîter les différentes parties du papillon déjà formées dans la chrysalide, et celles de la chrysalide déjà formées dans la chenille.

Ces résultats frappèrent Leibnitz, et c'est des expériences de Swammerdam, qui lui montraient l'emboîtement du papillon dans la chrysalide et celui de la chrysalide dans la chenille, qu'il déduisit l'emboîtement, l'enveloppement infini des germes.

«C'est ici, dit Leibnitz, que les transformations de M. Swammer<< dam, qui est l'un des plus excellents observateurs de notre temps, sont «< venues à mon secours et m'ont fait admettre plus aisément que l'ani<«<mal ne commence point lorsque nous le croyons, et que sa généra<< tion apparente n'est qu'un développement et une espèce d'augmenta<< tion2..... >>

1

2

1 Collection académique, t. V, p. 1.- Opera philosophica, p. 521.

« J'ai ouï conter, dit Malebranche, qu'un savant hollandais avait « trouvé le secret de faire voir dans les coques des chenilles les papillons «qui en sortent1..... » Et bientôt, de ce que le papillon est contenu dans la chenille, Malebranche conclut que tous les êtres successifs de chaque espèce sont contenus les uns dans les autres. «Dieu, dit-il, a «formé dans une seule mouche toutes celles qui en devaient sortir 2. »> Tel est le système des emboîtements infinis, de la préexistence infinie des germes enfermés les uns dans les autres, système fameux et qui ne repose pourtant que sur de fausses analogies. Swammerdam ne parle que du même individu, du même germe; Malebranche et Leibnitz passent, au contraire, d'un germe à un autre, d'un individu à un autre, d'une génération à une autre. Entre ces deux ordres de faits, il y a un hiatus profond, un abîme.

Mais je laisse bien vite la question philosophique et primordiale de la génération des êtres; je ne m'occupe ici que de la question positive et physique de la génération des abeilles. Cette génération était encore un si profond mystère, même après le mémoire de Maraldi, que Fontenelle va jusqu'à dire, à l'occasion de ce mémoire : « Virgile n'a pas eu tort de «< croire à l'histoire du taureau, faute de mieux3. »

Avec Swammerdam tout change de face; il fait l'anatomie de la mère abeille; il en étudie l'ovaire et le trouve rempli d'œufs; il étudie la ponte, ponte si prodigieuse, qu'elle ne se borne pas à neuf ou dix mille œufs, comme disait Maraldi, mais qui va jusqu'à vingt, jusqu'à trente mille; on pourrait dire aujourd'hui, d'après Huber, jusqu'à plus de cent mille.

De l'anatomie de l'abeille mère, Swammerdam passe à l'anatomie des bourdons ou abeilles mâles; il fait connaître, il distingue avec certitude les parties qui les constituent mâles.

Enfin, il vient aux abeilles ordinaires, aux abeilles ouvrières, et les croit dépourvues de sexe. « Elles ne sont, dit-il, ni mâles ni femelles". » C'était une erreur, mais le même homme ne peut tout voir, et Swammerdam voit déjà que, par toute leur structure interne, elles se rapprochent beaucoup plus de l'abeille femelle que des abeilles måles. Les abeilles ouvrières ne diffèrent, en effet, de la mère abeille, de la

1

Entretiens sur la métaphysique,, XI' entretien. 2 X entretien. 3 Histoire

de l'Académie des sciences, année 1712.

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Hic vero (subitum ac dictu mirabile monstrum!)
Aspiciunt liquefacta boum per viscera toto

Stridere apes utero, et ruptis effervere costis,
Immensasque trabi nubes.....

(Georgiques, liv. IV.)

• P. 250.

femelle complète, que par un développement incomplet de leurs parties sexuelles.

Ayant si bien constaté, d'une part, la fécondité de la mère abeille et, de l'autre, la puissance fécondatrice des mâles, Swammerdam s'attendait à voir leur accouplement; il ne le vit point; on ne l'a vu que longtemps après, et, par une de ces conclusions précipitées qui sont comme un piége constant tendu aux meilleurs esprits, il conclut que la seule vapeur des mâles suffisait pour féconder la femelle.

Du reste, Swammerdam a parfaitement vu que les abeilles ouvrières seules nourrissent les petits de la reine abeille; que seules elles construisent les cellules où ces petits éclosent; que les mâles ne font rien; que ce sont elles, et elles seules, qui travaillent pour eux, mais qu'aussi elles les tuent dès que la fécondation de la mère, de la reine, est opérée, etc. etc. Il a aussi très-bien vu qu'il n'y a qu'une seule mère ou qu'une seule femelle dans chaque ruche; que toutes les abeilles proprement dites ont un aiguillon, que, toutes les fois que cet aiguillon reste dans la plaie, elles meurent; que la mère abeille a un aiguillon comme les ouvrières; que les mâles n'en ont point; il a vu l'affection commune et très-vive de toutes les abeilles, tant des ouvrières que des bourdons, pour la reine abeille; il a vu que, dès qu'elle émigre, ils émigrent, qu'ils se rendent où elle se rend; qu'elle est l'âme de leurs travaux; que, dès qu'un essaim perd sa reine, il perd toute ardeur, tout courage pour le travail; que, dès qu'il la retrouve ou en trouve une autre, les travaux recommencent, etc. etc. et, philosophe aussi judicieux qu'observateur perspicace, il ne s'est point mépris sur la vraie nature du principe qui fait agir les abeilles. «Rien n'est comparable, dit-il, à l'empressement << que ces petits animaux font voir pour élever leur famille. Bien des gens, « en conséquence de cette tendresse et de ces soins industrieux, ont ac<«< cordé aux abeilles de l'intelligence, de la sagesse, et toutes les vertus «< morales et politiques, mais je n'y vois autre chose que la loi de la na<«<ture, qui tend à la propagation de l'espèce et qui nécessite la poule et « les autres oiseaux à pondre, à couver et à élever leurs petits. Tous «<les animaux obéissent nécessairement à cette loi; il n'y a de différence «qu'en ce que les uns paraissent tendre au but d'une manière qui paraît plus sage et qui semble approcher plus du raisonnement, et c'est ce qu'on remarque dans les abeilles, quoique, à vrai dire, cet ordre que « nous admirons tant en elles ne soit autre chose qu'une impulsion né<< cessaire 1..... >>>

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De Réaumur.

Venant après Swammerdam et Maraldi, Réaumur croit, d'abord, devoir s'excuser d'écrire encore sur les abeilles. Il se rassure pourtant par cette réflexion que « les peuples (c'est Réaumur qui parle) dont les ex«ploits ont mérité de passer à la postérité ont eu bien plus d'un ou de << deux historiens..... et les abeilles, ajoute-t-il, sont, au moins, parmi «<les insectes, ce qu'ont été les Romains par rapport aux peuples qui « ont donné les plus grands spectacles à l'univers 1.>>

Réaumur continue : « Il faudrait être né sans aucun esprit de curio«sité, avoir l'indifférence la plus parfaite pour toutes connaissances, pour « ne pas désirer de 'savoir comment des mouches, si peu remarquables « par leur forme, peuvent parvenir à exécuter des ouvrages si singu«liers, etc.. ... Dans tant de mouches réunies, et qui travaillent pour « une même fin, on croit voir en petit ce que la raison a fait de plus «grand et de plus utile pour nous; une société qui, comme celle de « nos républiques, est gouvernée par des lois. Il y a longtemps qu'on a <<< donné aussi les abeilles comme le modèle d'un gouvernement monar«< chique2.....

"

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C'est à propos de l'enthousiasme de Réaumur, enthousiasme pourtant si gracieux par sa naïveté même, que Buffon disait avec ironie: « qu'on << admire d'autant plus qu'on observe davantage et qu'on raisonne moins. >> Buffon se trompe; on n'observe jamais assez, et l'on peut être grand de bien des manières. Je remarque que, dans cette admirable suite d'excellents observateurs, les De Geer, les Trembley, les Bonnet, les Schirach, les Huber, qui sont venus après Réaumur, tous l'appellent le grand Réaumur, et qu'ils n'appellent Buffon que l'éloquent Buffon.

«Il est difficile, dit très-bien Réaumur, de parvenir à voir ce qui se « passe parmi les abeilles, si on n'a pas recours à des expédients parti«culiers3. » Le premier de ces expédients est d'avoir des ruches vitrées de toutes les formes les plus favorables à l'observation; le second est d'imaginer de judicieuses expériences et de les multiplier.

Il s'agissait d'abord de savoir si, comme Swammerdam l'avait dit, il n'y a, en effet, qu'une seule reine dans chaque ruche, dans chaque essaim. Pour cela, Réaumur imagine de diviser un essaim en deux; puis il passe en revue, l'une après l'autre, toutes les abeilles de chaque

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