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d'improviser contiennent, en l'honneur du vertueux monarque, des louanges délicates et mesurées. L'empereur est ravi de ce qu'il entend; et, comme il a vu lui-même la jeune fille composer son œuvre devant lui, il se fait apporter une feuille de papier, et, ne dédaignant pas d'imbiber lui-même le pinceau impérial, il écrit en gros caractères, de son auguste main, quatre mots qui signifient : «Fille de talent, éminente «< en littérature. » Il rem et le papier à Chan-taï, et il lui offre, en outre, cent onces d'or, cent onces d'argent, dix perles des plus brillantes, un pied de jade 1 et un sceptre d'un certain genre, symbole à la fois des lettres et des armes.

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Pendant que l'empereur entretient Chan-taï, la renommée a porté le bruit de l'événement jusque dans le sérail, et l'impératrice mère veut, à son tour, donner audience à l'illustre demoiselle. Chân-taï réussit tout aussi bien auprès de l'impératrice qu'auprès du monarque, son fils, et elle sort du sérail comblée de nouveaux présents 2, sous l'escorte d'un eunuque, inspecteur du vestiaire impérial, qui la ramène chez elle en compagnie de son père.

Mais la gloire n'est jamais sans compensations et sans épines; la douce Chân-taï s'en aperçoit bientôt. L'eunuque qui l'a reconduite demande, pour prix des soins qu'il s'est donnés, que Chân-taï veuille bien lui écrire quelques vers sur un éventail : elle y consent, et lui remet un charmant quatrain3, qui est tout à sa louange. Mais l'exemple est contagieux; toute la cour veut imiter et l'empereur et l'eunuque, et l'on vient de toutes parts offrir des présents et demander des vers à l'enfant qui les fait si bien. Les membres les plus éminents du conseil privé,

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1 L'empereur donne à Chân-taï a un pied de jade pour qu'elle mesure en son « nom les talents de l'empire. Ces expressions de l'auteur chinois ne se comprendraient pas bien, si on voulait les prendre au propre. C'est une simple figure, et le pied de jade, qui peut servir à mesurer les choses matérielles, fait allusion au talent de la jeune fille, qui peut servir de terme de comparaison à tous les autres talents littéraires. C'est une allusion analogue qui se cache sous le don du sceptre, et, par ce présent splendide, l'empereur remet en quelque sorte à la jeune fille le sceptre des lettres. Chân-taï aura, plus tard, à employer ce sceptre pour sa défense personnelle, ainsi que le Fils du Ciel le lui prédit en le lui remettant.- L'auteur chinois s'abstient de donner de longs détails sur la réception de la jeune fille dans l'intérieur du sérail; c'est une réserve commandée par le lieu même et l'élévation des personnages que la jeune Chân-tai y a vus. Tout ce morceau est touché d'une manière trèsdélicate. C'est l'eunuque qui est censé parler de lui-même : « Dans le palais du Khi-lin et sur le parvis du Dragon, je sers l'empereur et reçois ses bienfaits sans m'éloigner de lui un instant. Ne dites pas que le sourire de l'empereur puisse entière⚫ment m'échapper; si la joie brille sur sa figure céleste, c'est moi qui l'aperçois le « premier. Sur le revers de l'éventail se trouvait l'inscription suivante: «Quatrain

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par

les princes, les comtes, les parents de l'empereur, tous les gens riches, les nobles, les vulgaires amateurs de choses extraordinaires, se pressent à l'envi; il leur faut à tous de la poésie, que Chân-taï sait varier selon les goûts et la condition de ceux qui s'adressent à elle. Mais, en même temps, adieu désormais les doux loisirs où elle composait au gré de ses inspirations; adieu les charmes de la solitude; adieu la paix de l'élégant pavillon qu'on avait fait construire tout exprès pour y déposer les présents splendides de l'empereur! Chân-taï n'a plus un instant de repos. Pour se venger de tant d'importunités, elle se raille parfois des gens ridicules qui l'assiégent, et elle fait, entre autres, des vers à double entente et très-mordants1 contre un certain préfet boiteux et borgne, qui n'a su être, dans sa requête, ni assez poli, ni assez patient. Le pauvre homme ne comprend même pas la satire voilée dont il est l'objet; mais un parasite qu'il a auprès de lui, un mauvais poëte nommé Song-sîn, se charge de lui expliquer ces équivoques blessantes. L'amour-propre de l'ignorant préfet s'en irrite vivement, et, d'accord avec un de ses parents, il adresse à l'empereur un rapport où il dénonce traîtreusement la prétendue supercherie du père de Chân-taï, qui aurait attribué à sa fille des vers qu'il a faits lui-même, et qu'elle serait tout à fait incapable de composer.

L'empereur, qui s'est convaincu par lui-même du mérite de Chân-taï, n'a garde d'en douter; mais il consent à une nouvelle épreuve, et il nomme une commission de six personnes lettrées, parmi lesquelles est Song-sîn, qui doivent aller concourir en vers contre Chân-taï et s'assurer si, en effet, elle a osé tromper et surprendre la bienveillance du souverain. Le tribunal des rites est saisi de la question; et, sous l'approbation de l'empereur, il fixe, par un décret, l'époque et les heures du concours, qui ne doit pas durer moins de dix heures, la nature des compositions demandées, l'indication des sujets, et enfin les précautions à prendre pour qu'il n'y ait aucune communication clandestine ni fraude d'aucun genre. Le tribunal lui-même sera averti d'instant en instant de tous les incidents du concours par des courriers spéciaux. Tout étant disposé, les concurrents s'exercent d'abord en calligraphie,

composé par Chân-taï, que Sa Majesté a décorée du titre de fille de talent, et donné "par elle au seigneur Lieou, l'inspecteur du vestiaire impérial. Ce qu'il y a de piquant, c'est que le seigneur Lieou ne comprend pas ces allusions, assez transpa rentes cependant, qu'on met dans sa bouche, et qu'il faut les lui expliquer. (P. 67, t. 1.) Les deux jeunes filles lettrées, t. I, p. 76. Les vers sont pleins de souvenirs historiques et légendaires, qui font le plus grand honneur à l'érudition de Chân-tai.

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et la jeune fille écrit successivement en caractères réguliers, en caractères cursifs, en caractères de bureau et en caractères antiques. Sa main est superbe, mais son génie est bien plus surprenant encore. En un temps très-court, elle compose trois ariettes sur un des sujets donnés, les audiences impériales, du matin, du midi et du soir. Elle fait aussi promptement une pièce de vers de cinq syllabes sur la chute d'une feuille, le premier jour d'automne, et une autre pièce très-longue en vers libres sur les nuages des cinq couleurs. Enfin, elle répond avec non moins de bonheur et d'exactitude à dix questions d'histoire ancienne et de géographie. Les concurrents sont vaincus, sans même que la résistance leur soit possible, et, comme ils craignent la juste colère de l'empereur, ils se rendent auprès de lui pour faire l'aveu sincère de leur faute et de leur défaite. Les coupables vont être punis par la bastonnade, pour leur dénonciation mensongère contre le père de Chân-taï, lorsque celle-ci, non moins généreuse qu'habile, obtient leur grâce et les soustrait au châtiment, qui avait déjà commencé.

Telle est la jeune fille que l'auteur du roman nous montre la première; la voilà pleine de génie, de modestie et de bonté. Maintenant il faut introduire sa compagne, qui naturellement doit être aussi intelligente qu'elle, mais dont la condition doit faire contraste avec celle de la fille d'un ministre. Chân-taï n'a pas auprès d'elle une seule servante qui soit un peu lettrée, et cette ignorance des personnes qui l'entourent a produit mille inconvénients qu'il est urgent d'éviter. Il lui faut un secrétaire fidèle et laborieux. Son père donne des ordres pour qu'on achète quelque jeune fille qui puisse remplir ces fonctions assez difficiles. Après bien des recherches infructueuses, on découvre enfin la fille d'un riche villageois, qui accepte l'engagement qu'on lui offre. Elle a douze ans. Elle se nomme Ling-kiang-sioué2, et elle est douée de talents extraordinaires, qu'elle a cultivés avec le plus rare succès, sous la direction d'un de ses parents, qui est bachelier. Elle consent à quitter son vieux père et son village, bien moins par l'appât d'une haute situation que par le désir secret de se mesurer avec Chân-tai, dont la renommée est parvenue jusqu'à elle. Ling est une personne pleine de

1 M. Stanislas Julien, Les deux jeunes filles lettrées, t. I, p. 118 et suivantes. C'est le nom entier de la jeune fille; mais, pour faciliter les choses, je ne la désignerai que par la première partie de son nom, Ling, comme le fait le titre même du roman. Ling est spécialement le nom de son père; Kiang-sioué, à ce que nous apprend M: Stanislas Julien, signifie neige rouge, tome I, p. 165, et ce surnom lui avait été donné, parce qu'au moment de sa naissance, son père avait vu une pluie de neige rouge qui tombait dans tout le salon.

fierté et d'énergie, et elle a su tenir tête avec autant de présence d'esprit que de réserve1, soit à son père, soit au préfet du district chargé de l'engager pour l'hôtel du ministre d'État. «Quoiqu'elle fût encore « fort jeune, elle avait une démarche calme et légère comme une fille << des dieux qui serait descendue sur la terre; » et, dans le voyage assez long qu'elle doit entreprendre avec son oncle pour se rendre à la capitale, elle sait inspirer à tous ceux qui la voient une vive admiration pour sa beauté, et un profond respect pour son caractère. La seule rencontre qu'elle fasse dans cette route, où elle navigue presque toujours en bateau, est celle d'un beau jeune homme de seize ans, le bachelier P'ing-jou-heng, qu'elle aperçoit à la sortie d'un temple, et qui fait assaut de poésie avec elle, en écrivant quelques vers à côté de ceux qu'elle-même a tracés sur un mur voisin de la pagode. Cet épisode a, plus tard, sur le sort des deux jeunes gens, l'influence qu'on peut deviner, et nous aurons à y revenir, Mais l'un et l'autre, à ce moment, sont bien moins émus pour s'être regardés quelques instants que pour s'être mutuellement reconnu le talent de poésie. Le jeune homme paraît, du reste, beaucoup plus troublé de cette rapide entrevue que la jeune fille, qui reprend son voyage et arrive bientôt chez le ministre.

Devant l'éminent personnage et sa femme qui la reçoivent, Ling sait conserver toute sa dignité; et, dès les premiers mots qu'elle prononce, elle fait voir tout ce qu'elle est; sa politesse savante et réfléchie égale son assurance, et elle se tire avec une victorieuse facilité des conversations graves où on l'engage 2. Le ministre et sa femme, ravis de tant de mérite dans un âge si tendre et dans une condition si humble, veulent, avant de retenir Ling dans leur maison, qu'elle ait été examinée par

'Je dois laisser sans analyse une foule de détails par lesquels l'auteur chinois a cherché à peindre le caractère de cette seconde jeune fille; mais il faut lire dans le roman même les scènes où Ling rassure son père et son oncle, celle où elle bafoue le vieux Song-sîn, qui prétend éprouver son talent, et surtout celle où, se présentant devant le préfet chargé de l'envoyer à la ville, elle sait rabaisser l'orgueil du magistrat et le tenir à distance, en lui faisant sentir qu'il aura besoin d'elle quand elle sera entrée dans la maison et la famille du ministre. Il faut voir aussi la peinture de l'amour naissant des deux jeunes gens.- Ling-kiang-sioué donne, entre autres, au ministre une définition du talent; elle rappelle dans cette définition une foule de détails historiques et mythologiques, et, après avoir parlé du talent des hommes, elle parle du talent des femmes; elle cite deux femmes poëtes, dont la réputation a traversé les siècles, et dont l'une vivait au début de l'ère chrétienne. Quand Chân-tai vient à la rencontre de Ling-kiang-sioué, elle tient à la main une Histoire des femmes extraordinaires. (Voir Les deux jeunes filles lettrées, t. I, p. 241 et 247.)

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leur fille. L'entrevue des deux demoiselles est curieuse, et, dès l'abord, elles se prennent l'une pour l'autre d'une affection mêlée d'estime, comme l'avait prévu Ling; car un vrai talent, disait-elle, doit toujours prendre le talent en affection : « Les deux jeunes filles s'étant regardées «face à face, celle-ci croyait voir une déesse belle comme les perles; <«< celle-là, la charmante Tchang-o, descendue du palais de la lune. <«< Elles furent saisies toutes deux d'une admiration secrète et s'appro«< chèrent ensuite l'une de l'autre. Chân-taï, qui était douée d'une vive «< intelligence, prit d'abord la parole: Vous êtes venue ici, dit-elle, pour <<< être servante; c'est la condition la plus abjecte. Mais j'ai appris que << vous vous flattez d'exceller en prose élégante et en poésie; c'est une qualité extrêmement honorable. Si, pour un instant, je m'abaissais en «< vous honorant, je craindrais de perdre ma dignité; et si, pour un ins«< tant, je vous traitais avec hauteur, je craindrais de perdre une per«<sonne de talent. Eh bien, asseyez-vous un moment et faites-moi voir << tous vos avantages. Si vous avez quelque peu de mérite, je me ferai <«< un devoir de vous montrer de la bienveillance. Qu'en pensez-vous? >> << - Mademoiselle, lui répondit Ling-kiang-sioué, les idées que j'avais <«< dans l'esprit, vous venez de les exprimer à ma place en quelques « mots. Que pourrais-je ajouter de plus? Tout ce que j'ai à faire c'est de <«<m'asseoir pour obéir à vos ordres. Aussitôt elle ramassa sa robe et « s'assit en face d'elle 1. >>

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Les deux jeunes filles vont se livrer un assaut littéraire, et elles sont embarrassées du choix d'un sujet, quand un message de l'empereur, qui demande à Chân-taï des vers sur quatre sujets qu'il indique, leur ôte la peine de chercher : « Mademoiselle, lui dit Ling, qui se tenait près « d'elle, tout à l'heure vous cherchiez un sujet pour me mettre à l'é«<preuve sous vos yeux. Que ne me donnez-vous ces quatre sujets? Votre humble servante vous soumettra son brouillon et vous priera <«< de le corriger. » — « Cela se peut, cela se peut, lui dit Chân-taï; seule<<ment les eunuques du palais sont restés en bas, et attendent pour << aller rendre compte de leur commission. Je craindrais que vous n'y <«< missiez du retard. » — «Quand on obéit à un décret, dit Ling-kiang<«<sioué, comment oserait-on y mettre du retard et de la négligence?»> Dans ce moment, les tables du pavillon étaient couvertes de pinceaux et de papier. Ling-kiang-sioué saisit aussitôt un pinceau, déploya une feuille de papier, et, sans prendre la peine de réfléchir, elle écrivit en laissant courir son pinceau. On voyait son poignet se mouvoir comme

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Voir M. Stanislas Julien, Les deux jeunes filles lettrées, t. I, p. 247 et 248.

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