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soin que nous de récréer leur imagination, à laquelle la réalité ne suffit pas plus qu'à la nôtre; il leur faut des fictions tout aussi bien qu'à d'autres peuples, et les écrivains féconds ne manquent pas aux avides lecteurs. A cet égard, les Chinois en sont donc à peu près où nous en sommes; la seule différence, c'est qu'ils ne prennent point les romans au sérieux, et que leur bon sens, aidé par la tradition, n'accorde pas autant d'importance à ces œuvres de fugitive fantaisie. C'est là un assez louable exemple que les Chinois nous présentent, et nous ne ferions pas mal de nous mettre à leur école. Le roman n'est point élevé par eux à la dignité d'un genre littéraire; il peut bien avoir quelque action sur la société en se répandant à profusion dans toutes les classes; mais on ne lui permet pas d'altérer le goût et la littérature nationale 1. Les Chinois poussent même la réserve jusqu'à ne pas le comprendre dans les catalogues de leurs bibliothèques ; et le catalogue de l'empereur Khienlong2, qui ne remplit pas moins de cent vingt volumes in-8°, ne mentionne point un seul roman, un seul conte, une seule nouvelle, même une seule pièce de théâtre, ni la moindre notice sur les auteurs qui ont consacré leur talent à ces genres secondaires. Nous sommes loin, comme on le voit, de la sévérité chinoise, qu'on trouvera sans doute un peu

excessive.

Cependant, si l'estime officielle est refusée aux romans, si les auteurs en restent généralement ignorés, les lecteurs qu'ils ont amusés ne perdent point pour eux toute reconnaissance; et, à défaut d'une gloire personnelle et nominative, l'admiration publique a signalé, au milieu d'une foule presque innombrable, dix romans qui l'emportent en mérite sur tous les autres. On qualifie d'écrivains de génie (thsaï-tseu) ceux à qui on les doit, et qui forment une pléiade illustre, quoique anonyme. On les distingue par le rang même que la critique leur assigne; et tout le monde, en Chine, sait fort bien de qui il s'agit quand on parle de l'ouvrage du premier, du second, du troisième écrivain de génie, etc. C'est parmi cette élite de romans chinois, traduits déjà pour la plupart en notre langue, que M. Stanislas Julien a choisi celui qu'il nous offre aujourd'hui, et qui est classé le quatrième. Nous en vou

On peut rappeler à cette occasion que, jusqu'à une élection récente, l'Académie française n'avait pas cru devoir admettre dans son sein des représentants du roman. Il est probable que l'exception qu'elle a faite ne tirera point à conséquence.

Voir M. Stanislas Julien, page vii; la Bibliothèque impériale de Paris possède ce catalogue descriptif et raisonné. L'empereur Khien long, si illustre dans notre XVIII siècle, a régné de 1736 à 1795.-M. Stanislas Julien, préface p. IV et suiv. a donné la nomenclature de huit de ces romans, déjà traduits en notre

lons présenter l'analyse avant de porter un jugement sur cette production remarquable et sur les difficultés qu'a dû vaincre le savant traducteur pour nous procurer le plaisir de la lire.

L'auteur des Deux jeunes filles lettrées nous introduit d'abord dans le palais de l'empereur. Le Fils du Ciel, qui suit la droite voie, répand sur ses heureux sujets tous les bienfaits d'un règne juste et prospère. Un jour qu'il est entouré de ses officiers civils et militaires, le président du bureau impérial d'astronomie vient lui annoncer solennellement que les astres consacrés à la littérature brillent d'un éclat extraordinaire; selon lui ce signe atteste qu'il existe dans l'empire une foule d'hommes distingués, qui en feront un jour la force et l'illustration. Le monarque, charmé de cet avis, donne des ordres pour que tous les magistrats des provinces s'appliquent à reconnaître, soit par les concours réguliers, soit par d'autres moyens, tous les hommes supérieurs que renferme l'empire; et, pour célébrer ces heureux présages, que confirme d'ailleurs le style élégant des dépêches qu'il reçoit de toutes parts, le Fils du Ciel invite les principaux magistrats à un magnifique banquet. A l'issue du festin, une conversation littéraire s'engage entre Sa Majesté et les membres du conseil privé; et l'empereur, voyant voltiger au-dessus de sa tête des hirondelles blanches, se rappelle que jadis deux poëtes fameux ont composé sur ce sujet des pièces de vers qui ont eu la plus grande réputation. Il demande si, parmi les assistants, quelqu'un peut citer de mémoire ces deux admirables morceaux. A ces mots, le lecteur impérial, après s'être prosterné à terre, se présente pour les transcrire, et il les remet à l'empereur, tout joyeux de ce poétique souvenir. Cependant Sa Majesté veut, non sans quelque malice, mettre à l'épreuve le talent des hommes éminents dont il est entouré, et il les prie de vouloir bien composer immédiatement des vers sur le joli sujet qui a rendu si illustres les deux poëtes des anciens temps. Tous les assistants se défendent d'affronter les périls de la lutte, et l'on déclare unanimement que les pièces de vers qu'on

langue ou en anglais. Nous ne la reproduirons pas d'après lui; mais les lecteurs français ne peuvent avoir oublié Les deux cousines, que M. Abel Rémusat nous a données, il y a déjà plus de trente ans, l'Histoire du luth et l'Histoire des insurgés, de M. Bazin; l'Histoire des trois royaumes, de M. Théodore Pavie; la Femme accomplie, de M. Guillard d'Arcy. Parmi les dix romans d'élite, il y a, comme on peut le remarquer, des romans historiques, geure que les Chinois ont inventé longtemps avant nous; il y a même des comédies, comme l'Histoire du luth, et comme l'Histoire du pavillon d'occident, dont M. Stanislas Julien publiera bientôt une traduction avec des notes perpétuelles. Cette dernière comédie, en prose, a seize actes; et, depuis plus de cinq siècles, elle passe, en Chine, pour le chef-d'œuvre du théâtre national.

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vient de rappeler sont absolument inimitables. Les membres mêmes de l'académie de Hân-lîn en sont réduits à un prudent silence. L'empereur est assez mécontent de ce démenti donné sitôt aux présages de son astronome, et il témoigne déjà son secret dépit, quand un de ses ministres sort des rangs et lui annonce respectueusement qu'il possède une autre pièce de vers récemment faite sur les rimes des deux pièces originales et sur le même sujet. L'empereur veut voir ce morceau pour le comparer aux œuvres des deux poëtes anciens; mais, avant de transcrire ces vers, le ministre déclare qu'ils ne sont pas de lui et qu'ils sont dus à sa fille, la jeune Chân-tai. L'empereur, en les lisant, est transporté d'admiration, et toute la cour, qui les lit après lui, partage cet auguste enthousiasme. On porte aux nues le style noble et savant de la demoiselle, et l'on déclare tout d'une voix que son talent dépasse infiniment celui de ces poëtes dont l'antique littérature faisait ses délices. L'étonnement redouble quand on apprend que Chân-taï n'a pas plus de dix ans, et l'empereur, pour témoigner toute sa satisfaction, envoie les plus riches présents à cette précoce enfant, qui doit être un jour la gloire de son règne. Bien plus, il invite l'heureux père à lui présenter le surlendemain sa fille merveilleuse, parce qu'il veut l'examiner lui-même et s'assurer personnellement jusqu'où va son talent.

Telle est la mise en scène du premier chapitre, qui est intitulé: «L'astre de la littérature annonce d'heureux présages. » Cette introduction ne manque ni de naturel ni de grâce. Le rôle de Chan-taï est adroitement annoncé, et le lecteur a autant de curiosité que l'empereur de connaître et d'apprécier le petit prodige.

Le bon père, rentré à la maison, se hâte de prier sa femme de venir conférer avec lui, et il lui fait part de l'intention et de la munificence de l'empereur. La mère en est tout effrayée; et, craignant qu'on ne demande à sa fille de composer sur-le-champ des vers sur un sujet donné, elle redoute l'examen où l'improvisation peut n'être pas favorable. Le père repousse ces inquiétudes maternelles, et ils font appeler leur fille, pour juger, par l'attitude qu'elle aura en apprenant cette

'Il ne faut pas trop s'étonner de cette précocité, qui est faite pour nous surprendre en Chine, elle paraît assez commune, et la compagne de Chân-taï n'a guère que deux ou trois ans de plus qu'elle. Les jeunes gens qui font assaut de poésie avec les jeunes personnes, et qui sont jugés dignes de leur être unis, n'ont que seize ou dix-huit ans. Il est peu probable que ce soient là des invraisemblances imaginées par le romancier. Sans doute l'éducation commence plus tôt; et peut-être aussi la race contribue-t-elle à ce développement prématuré. On se marie d'ordinaire à douze ans dans cette partie de la Chine.

grande nouvelle, s'il est possible qu'elle paraisse avec succès devant le Fils du Ciel. Voici le portrait simple et vigoureux que l'auteur chinois fait de la jeune fille, après avoir dit quelques mots de son père :

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« Le père de Chan-taï, dit-il, descendait de l'ancienne dynastie des <«< Tsin (II° siècle de notre ère), et, depuis cette époque, une succession « de hauts fonctionnaires avait illustré sa famille. De plus, il avait ob<< tenu de bonne heure le grade de docteur, et, comme il approchait de « cinquante ans, il venait d'être élevé à la dignité de ministre d'État. << C'était un homme d'une rare capacité, et, quand les circonstances l'exi<< geaient, il savait montrer de la résolution et de l'énergie. L'empereur « l'honorait d'une confiance et d'une estime sans bornes; aussi ses collègues ne le voyaient qu'avec un sentiment de crainte et de terreur. « Chân-hiên-jîn 1, qui se trouvait au comble des honneurs et de la for<< tune, avait pris à son insu un air fier et arrogant et des manières dures et << farouches. Mais la jeune Chân-taï était bien loin de ressembler à son père. <«< Elle était belle comme les perles et le jade, brillante comme les fleurs << de Tchi et de Lân, blanche comme la neige et la glace, pure comme « les nuages et l'air; il suffisait de l'avoir vue une seule fois pour trou«ver tous ces charmes sur sa figure. Quant à son caractère, il était «< grave et sérieux; et elle se gardait de parler et de rire à la légère. Quoiqu'elle fût la fille d'un ministre d'Etat, les étoffes de soie brodée, «<les perles et les plumes bleues n'avaient nul attrait pour elle. Chaque jour, après avoir fait une toilette modeste et s'être vêtue d'une robe blanche, elle s'asseyait tranquillement dans un pavillon élevé et mettait << tout son plaisir à lire ou à composer, en brûlant des parfums ou en << buvant du thé exquis. Elle avait dit adieu à l'éclat du fard et de la «<céruse, dont se servent les femmes dans le but de plaire et de sé«duire. Bien qu'elle ne fit qu'entrer dans sa dixième année, elle avait « déjà l'apparence et le ton d'une personne mûre2. »

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Chân-taï, en écoutant le récit de son père, ne ressent aucune crainte de comparaître devant le souverain; mais, fidèle observatrice des rites, elle se revêt de ses habits de couleur, rien que pour entendre la lecture du décret. Dans ce nouveau costume, qui ne lui était point habituel, elle se tourne vers le palais impérial, et, pour témoigner sa gratitude, elle fait neuf révérences profondes; puis elle demande à son père et à sa mère la permission de les remercier en leur faisant quatre saluts

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1 Nom du père de Chân-taï. — Les deux jeunes filles lettrées, t. I, p. 35 et 36. Il faut compléter ce portrait par celui que l'auteur trace en vers, lorsque Chân-tai paraît devant l'empereur, t. I, p. 45.

respectueux. «Si mon père et ma mère, disait-elle, ne m'avaient point « donné la vie et l'éducation, aurais-je pu voir un si beau jour? Com<«<ment oserais-je ne pas vous saluer aussi?» Les quatre saluts accomplis dans toutes les formes, Chân-taï quitte ses habits de cérémonie, et elle vient s'asseoir auprès de ses parents, qui l'admirent. Cependant le père, qui connaît l'effet que produit le spectacle de la cour, et qui craint de voir sa fille troublée, cherche à la préparer; mais la jeune fille répond « qu'en << servant son père on apprend à servir son prince, » et son imperturbable assurance communique au vieux ministre une parfaite sécurité. Au jour fixé, la jeune fille comparaît devant l'empereur, et elle le charme par ses réponses aussi bien que par l'aisance et la grâce décente de ses manières. Il apprend d'elle-même qu'elle n'a jamais eu d'autre maître que son père, et qu'elle s'est surtout instruite par l'étude des livres canoniques, les cinq King, qu'elle lit avec assiduité. Il l'invite au banquet de ce jour, et la jeune enfant, placée avec son père à une table séparée, s'y tient dans une attitude grave et respectueuse, effleurant à peine du bout des lèvres les mets qu'on lui offre, et baissant ses yeux modestes devant les musiciens et les chanteurs. Ce ne sont là que les préliminaires de l'examen, et l'empereur prie bientôt Chân-taï de vouloir bien composer des vers dans le goût moderne, et de les lui offrir. La jeune fille accepte. Les eunuques apportent les quatre trésors de l'écritoire impériale, c'est-à-dire le papier, le pinceau, l'encre et la pierre à broyer. Chân-taï remercie l'empereur en se prosternant jusqu'à terre; puis, se levant vivement, elle va, sans trouble ni précipitation à la table qui lui avait été préparée.

<< En ce moment, les eunuques avaient déjà délayé l'encre impériale, «et une feuille de papier doré, ornée de dragons aux replis tortueux, « était étendue sur le bureau. En fait de savoir, il n'y a vraiment ni «jeunes ni vieux; c'est au plus habile que revient l'honneur. Chân-taï, «il est vrai, n'était qu'une jeune fille de dix ans; mais le ciel l'avait «douée d'une rare intelligence, et, chez elle, le talent et l'imagination << étaient des dons de nature. En effet, levant le pinceau impérial, sans « réfléchir un instant ni faire de brouillon, elle écrivit tout d'un trait « sur le papier orné de dragons des lignes nettes et élégantes, comme «si elle les eût copiées de mémoire. A cette vue, la figure de l'empe«reur rayonna de joie 1. » Il ne faut pas plus d'une demi-heure à l'aimable enfant pour achever sa composition, que l'empereur se fait lire à haute voix par le premier ministre. Les trois strophes que Chân-taï vient

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