Page images
PDF
EPUB

aussi le chiffre des honoraires alloués à l'auteur par un conquérant qui puisait à son aise dans les trésors de l'Asie vaincue.

A ces hyperboles légendaires se rattache un document né aussi de l'éternel besoin du merveilleux, que surexcite par moments, chez les peuples les plus civilisés, l'éclat des grandes révolutions et des grandes conquêtes, je veux dire la Lettre d'Alexandre à Olympias et à Aristote sur les merveilles de l'Inde, lettre dont les plus anciennes rédactions paraissent remonter aux premiers siècles de notre ère, mais qui s'est grossie de siècle en siècle par l'interpolation, et qui a joui si longtemps d'une étrange autorité 1.

Alexandre a dû écrire souvent à son maître, surtout pendant la première partie de l'expédition; il a dû lui envoyer bien des observations et des documents précieux; mais les pièces authentiques de ce commerce, quelque nombreuses qu'elles aient été autrefois, ont disparu de bonne heure, en laissant le champ libre à la fable, qui comble si volontiers les lacunes de l'histoire 2. Aujourd'hui, du moins, dans le riche recueil des écrits aristotéliques, dans ces cinquante ouvrages, appartenant presque tous aux dernières années de la vie de leur auteur, il est incroyable combien sont rares et peu explicites les textes où l'on voudrait saisir quelque preuve des rapports d'Aristote et d'Alexandre; et, chose étonnante, nulle part peut-être la rareté de ces rapprochements n'est plus sensible que dans les livres d'histoire naturelle, où ils devraient, au contraire, abonder, si Aristote avait reçu du conquérant macédonien autant de trésors qu'en énumère la légende. Car, si Aristote avait eu à ses ordres cette armée de naturalistes dont nous parle Pline, et s'il lui avait dû tant de connaissances nouvelles, comment croire que, parmi ses analyses et ses descriptions, il n'eût laissé nulle part la moindre trace de sa gratitude envers ceux qui avaient laborieusement amassé pour lui tant de matériaux? Bien plus, il y a tel phénomène, notoirement révélé à la Grèce par les compagnons d'Alexandre et qu'Aristote semble n'avoir pas connu à temps pour lui donner place dans ses écrits. Les Météorologiques contiennent trois chapitres sur les propriétés de la mer, et, parmi ces propriétés3, l'auteur ne signale pas le phénomène des marées, que les Macédoniens connurent les premiers,

1

M. Berger de Xivrey, Traditions tératologiques (Paris, 1836, in-8°), p. 331 et suiv. Cf. p. xxxix. M. Hegel écrit fort sensément, p. 6: «Omnino ejusmodi commentorum locum occasionemque fuisse in paucitate earum rerum quas de clara illa, • quæ inter Alexandrum et Aristotelem fuit, necessitudine, hominum memoria ser« vavit. » — 3 Meteorologica, II, 1-111.

et cela par une redoutable expérience, à l'embouchure de l'Indus1 : c'était, sans doute, une nouveauté qui méritait d'être aussitôt décrite, à l'intention d'Aristote, par les naturalistes de l'expédition.

Le souvenir d'Alexandre est encore plus absent, si je puis ainsi dire, des ouvrages de son maître sur les autres sciences que des ouvrages d'histoire naturelle. Pour commencer par la Politique, M. Barthélemy Saint-Hilaire a fait justement observer que la mort de Philippe est le fait historique le plus récent qui s'y trouve mentionné 2. Au troisième livre du même ouvrage3, l'auteur se demande quel peut être, dans l'État, le rôle des hommes supérieurs; il les compare aux dieux mêmes, et il ne semble pas concevoir «que la loi soit faite pour eux, car ils << sont la loi même. » Détachées du chapitre dont elles font partie, ces lignes ont pu paraître un hommage indirect et délicat au génie d'Alexandre. Mais, en lisant le chapitre entier, on s'aperçoit bientôt qu'Aristote y voulait simplement expliquer une loi célèbre dans les cités grecques, la loi de l'ostracisme, destinée à sauver la démocratie des périls que pouvait lui faire courir l'ambition soutenue par de trop grands talents. En général, les principes d'Aristote, en politique, sont loin de s'accorder avec la politique de Philippe et d'Alexandre 4.

Dans la Morale à Nicomaque5, on a cru saisir quelques allusions aux prétentions qu'Alexandre eut, un jour, de se faire adorer comme un dieu. Mais, là encore, le texte observé de plus près ne garde que la valeur d'une remarque très-générale; on n'y découvre pas la moindre intention de blâme direct ou d'ironie. En sens contraire, il faut beaucoup de complaisance pour chercher dans Alexandre le modèle du portrait qu'Aristote fait de l'homme magnanime, si même on peut appeler un portrait les fines analyses qu'il développe au sujet de la grandeur d'âme.

En littérature, il faut plus de complaisance encore pour retrouver la trace des préceptes aristotéliques dans les harangues et dans les lettres d'Alexandre'. A peine une ou deux de ces lettres nous sont parvenues

1

3

2

Arrien, Anabasis, VI, XIX; récit amplifié dans Quinte-Curce, VI, IV. Note sur la traduction française de la Politique, VIII, vini, § 10, p. 440 de la deuxième edition. — C. vii..... ὥσπερ γὰρ Θεὸν ἐν ἀνθρώποις εἰκὸς εἶναι τὸν τοιοῦτον..... κατὰ τῶν τοιούτων οὐκ ἔστι νόμος· αὐτοὶ γάρ εἰσι νόμος. 4 Voir là-dessus d'excellentes observations de M. Ch. Thurot, Etudes sur Aristote (Politique, Dialectique, Rhétorique), Paris, 1860, in-80, p. 115-117. VIII, IX.... 60еv xai àпорsitaι 5 ὅθεν ἀπορεῖται μή ποτ' οὐ βούλονται οἱ φίλοι τοῖς φίλοις τὰ μέγιστα τῶν ἀγαθῶν, οἷον θεοὺς Même ouvrage, IV, vII. Cf. Hegel, De Aristotele et Alexandro, p. 20 et Geier, Alexander und Aristoteles, p. 78 et suiv.

εἶναι.

suiv.

7

avec de suffisantes garanties d'authenticité1; et, quant aux discours que les historiens lui prêtent, on sait de quelle liberté usaient les anciens annalistes en ce genre de compositions, et combien il est difficile d'accepter pour historiques les harangues qu'ils attribuent aux orateurs les plus célèbres. Mais comment surtout peut-on voir, ainsi que l'a fait M. Geier 2, le moindre rapport entre le bon sens élevé d'Alexandre en politique et les principes que développe la Poétique d'Aristote sur la tragédie et l'épopée ?

Il y a, d'ailleurs, à poursuivre des rapprochements si subtils, un danger que M. Geier aperçoit et signale lui-même, mais un peu tard, ce me semble, vers la fin de son livre3. Pour grandir Aristote, on le compromet et on l'abaisse, en exagérant devant nous sa responsabilité de précepteur. Par exemple, à propos de la prise de Thèbes, nos livres d'histoire ne manquent guère de louer la clémence d'Alexandre envers les descendants de Pindare, et de signaler dans ce trait une preuve de la généreuse passion qu'Aristote avait su lui inspirer pour la poésie. Mais quoi! si Aristote avait ainsi formé son élève au goût des belles choses, avait-il donc oublié de lui apprendre les plus vulgaires préceptes de l'humanité? Car enfin, cette sanglante vengeance contre Thèbes, bien qu'elle eût, hélas! pour excuse, l'approbation formelle des autres Grecs, est, en définitive, une des plus honteuses pages de l'histoire; et ce n'est pas, malheureusement, la seule page qu'on voulût effacer de la vie d'Alexandre le Grand. Et le meurtre de Clitus, et celui de Callisthène, et tant d'autres violences, sans compter de folles orgies, mal excusées par la contagion des mœurs asiatiques; comment concilier toutes ces misères avec la belle morale de celui qui avait formé la jeunesse du héros macédonien?

Soyons donc plus modestes, si nous voulons être équitables; ne cherchons pas dans la vie d'Alexandre cette précision et comme cette symétrie de rapports avec les doctrines d'Aristote. Un ancien a dit que le poëte Homère, accompagnant Alexandre dans son expédition, « ne <«<lui était pas un inutile conseiller. » Disons avec la même réserve

2

3

Par exemple celle qui est dans Arrien, II, xiv, § 4. Cf. Quinte-Curce, IV, 11. P. 63, où il cite le chapitre xxiv de la Poétique. P. 231: « Noch ein Wort über die Verantwortlichkeit und den Einfluss des Aristoteles. » — 4 Arrien, Anabasis, I, 1x, S 10. Arrien, I, 1x; Diodore, Bibl. hist. XVII, 14. Cf. Böhnecke, Forschungen auf dem Gebiete der attischen Redner; Berlin, 1843, in-8°, p. 634-635, où sont recueillis les débris des actes officiels relatifs à ce triste événement.

5

Plu

tarque, Vie d' Alexandre, chap. xxvι: Οὐκ ἀργὸς οὐδ ̓ ἀσυμβουλος αὐτῷ συστρατεύειν ἔοικεν Όμηρος.

qu'Aristote put exercer sur son disciple une influence générale et durable, et qu'Alexandre lui dut peut-être, autant qu'à la nature, ce goût des grandes choses qu'il a porté jusque dans les passions et jusque dans les excès où le jeta l'orgueil d'une fortune sans égale. Mais, à la prendre dans son ensemble, l'éducation de ce prince n'est pas et ne put être l'œuvre de ses seuls précepteurs. Philippe, par ses exemples, sinon par ses préceptes, la cour de Philippe, bien que le jeune Alexandre en soit resté quelque temps éloigné, la Grèce enfin, par le spectacle de son abaissement et de ses discordes; tout cela contribua pour une grande part à former l'étonnant assemblage de vertus et de vices, d'héroïsme et de politique habile, qui caractérisc le génie et les actes de l'immortel conquérant.

E. EGGER.

NOUVELLES LITTÉRAIRES.

INSTITUT IMPÉRIAL DE FRANCE.

ACADÉMIE FRANÇAISE.

M. E. Scribe, membre de l'Académie française, est mort à Paris le 20 février.

ACADÉMIE DES SCIENCES MORALES ET POLITIQUES.

M. Laferrière, membre de l'Académie des sciences morales et politiques, est mort à Paris le 13 février.

1

LIVRES NOUVEAUX.

FRANCE.

Méthode pour déchiffrer et transcrire les noms sunscrits qui se rencontrent dans les livres chinois, à l'aide de règles, d'exercices, et d'un répertoire de onze cents caractères chinois idéographiques employés alphabétiquement, inventée et démontrée par M. Stanislas Julien. Paris, imprimé par autorisation de l'Empereur à l'Imprimerie impériale, 1861, in-8°, vi-235 pages. On sait qu'il y avait, jusqu'à présent, une impossibilité presque absolue d'employer les documents immenses que les Chinois possèdent sur le bouddhisme, parce qu'on n'avait pu découvrir le système de transcription qu'ils avaient suivi pour faire passer dans leur langue les noms propres sanscrits. Les esprits les plus sagaces et les plus instruits s'étaient vainement appliqués à résoudre ce problème, qui avait résisté à tous leurs efforts. M. Stanislas Julien a su vaincre cette difficulté considérable, comme l'attestaient déjà ses traductions de la Biographie et des Mémoires d'Hiouen-thsang, où sont cités une foule de noms propres d'hommes, de contrées, de livres, etc. Aujourd'hui il donne au public sa méthode complète; il en expose les règles, auxquelles il joint des exercices de transcription, et il y ajoute un dictionnaire d'exemples chinois phonétiques au nombre de deux mille trois cents. En présence de cette démonstration, la découverte est aussi incontestable qu'elle est précieuse, et c'est un service éminent rendu aux études bouddhiques. Nous avons déjà eu occasion d'en dire quelques mots dans le Journal des Savants; nous comptons y revenir bientôt pour apprécier toute la valeur de cette méthode, qui fait le plus grand honneur à M. Stanislas Julien et à la philologie française.

OEuvres et correspondance inédites d'Alexis de Tocqueville, publiées et précédées d'une notice, par Gustave de Beaumont, membre de l'Institut. Paris, imprimerie de Claye, librairie de Michel Lévy, 1861, 2 vol. in-8° de 111-475 et 503 pages. Le premier volume de cette intéressante publication comprend, outre la notice de M. G. de Beaumont sur la vie de M. de Tocqueville, les œuvres inédites, intitulées : Extrait du voyage en Sicile, Course au lac Oneida; Quinze jours au désert; Fragment de l'ouvrage qui devait faire suite à L'ancien régime et la révolution. Les lettres de M. de Tocqueville à MM. Louis de Kergorlay et Eugène Stoffels occupent le reste du volume. Le tome second est rempli tout entier par les autres lettres, rangées selon l'ordre chronologique, depuis 1828 jusqu'en 1859. Cette correspondance de M. Alexis de Tocqueville avec sa famille et avec quelques-uns des hommes les plus distingués de notre temps, offre une lecture attachante, et fait apparaître pleinement les qualités de cœur et d'esprit de cet éminent écrivain.

Mémoire sur les ruines de Seleucie de Piérie ou Séleucie de Syrie, par le R. P. Alexandre Bourquenoud, de la Compagnie de Jésus. Paris, imprimerie de Raçon, librairie de J. Lecoffre, 1860, in-8° de 56 pages, avec un plan. plan. Le R. P. Bourquenoud appartenait, en 1858 et 1859, à la mission de Syrie. Suivant les traditions des anciens missionnaires, il ne négligea aucune occasion de recueillir, au milieu

« PreviousContinue »