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d'érudition, M. R. Geier, déjà connu des savants par ses utiles recherches sur l'histoire de Ptolémée Lagus1 et sur les plus anciens historiens d'Alexandre le Grand 2.

La méthode suivie par M. Geier est assurément celle d'un philologue fort exercé à l'étude des textes anciens, et qui les connaît jusque dans le plus mince détail. Après quelques observations préliminaires, son livre traitę successivement, en cinq chapitres, 1° des premiers instituteurs d'Alexandre; 2° des premiers rapports d'Aristote avec son jeune élève; 3° de l'enseignement élémentaire, tel qu'il le concevait et tel qu'il a dû l'appliquer dans sa fonction de précepteur; 4° de l'enseignement supérieur et vraiment scientifique, dont les principes se retrouvent dans les écrits du Stagirite, et dont les applications seront ensuite recherchées dans les opinions notoires d'Alexandre et dans les actes de sa vie; 5° enfin des derniers rapports du maître et de l'élève. Sur ces divers points, l'auteur a rassemblé curieusement tous les témoignages; il les cite et souvent les transcrit avec une irréprochable exactitude. Mais la vraie critique n'est pas tout entière dans ces procédés, pour ainsi dire matériels, de la méthode. Multiplier les rapprochements est une œuvre de diligence méritoire; mais il vaut mieux encore les choisir que les multiplier. Or, à cet égard, la critique de M. Geier me semble à la fois trop ingénieuse et trop peu sévère.

En général, et c'est un doute que le lecteur se pose dès l'ouverture du livre, nous reste-t-il assez de témoignages authentiques pour écrire aujourd'hui deux cent quarante pages d'histoire sur l'éducation d'Alexandre par Aristote? L'érudition allemande ne se résigne pas assez à ignorer. On est souvent effrayé de ce qu'elle entasse de volumes sur des sujets qui comportent à peine quelques pages d'assertions ou de conjectures discrètes. En ce qui concerne les rapports d'Alexandre et d'Aristote, la déclamation sophistique et la légende avaient déjà, chez les anciens, trop complaisamment élargi le champ de l'histoire; chez les modernes, l'abus des conjectures aventureuses n'aura pas moins fait pour nous égarer. J'étais déjà frappé de cet abus en lisant la disser

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1 De Ptolemæi Lagidæ vita et commentariorum fragmentis; Halis Saxonum, 1838, in-8°. — Alexandri Magni historiarum scriptores ætate suppares. Vitas enarravit, librorum fragmenta collegit, disposuit, commentariis et prolegomenis illustravit R. Geier; Lipsia, 1844, in-8°. Les opinions d'Aristote sur l'éducation ont été exposées et discutées dans plusieurs dissertations dont on trouvera la liste dans le Lexique d'Hoffmann, et plus particulièrement dans le mémoire de A. Kapp, De historia educationis et per nostram ætatem culta et in posterum colenda; Hammonæ, 1834,

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tation de M. G. Hegel; combien le suis-je plus encore en lisant l'ouvrage de M. Geier! Un rapide examen des principaux textes de l'antiquité sur ce célèbre épisode de son histoire suffira pour montrer là-dessus combien notre science est courte, et cet examen impliquera naturellement, sans qu'il soit nécessaire d'y insister, mes objections contre la méthode de M. Geier. Ce n'est point ici un débat personnel que j'engage avec le savant philologue; il s'agit seulement de rappeler, à propos du sujet en question, certains principes de critique qui ne sauraient être trop sévèrement observés dans l'étude de l'histoire ancienne.

Et d'abord, que Philippe ait voulu donner pour précepteur à son fils un philosophe éminent parmi ses contemporains, cela est trèsconforme à la politique, déjà presque séculaire, des rois de Macédoine1. D'ailleurs, Aristote était à moitié Macédonien de naissance, et son père, médecin distingué, occupait un poste de confiance à la cour de Pella; quoique Athénien par son éducation toute socratique, le jeune philosophe tenait donc à cette cour par des liens assez étroits, même quand il ne serait pas démontré qu'il y eût rempli, un jour, le rôle d'ambassadeur d'Athènes 2. Mais sont-ce là des raisons suffisantes pour croire que Philippe ait, dès la naissance d'Alexandre, écrit au Stagirite le billet que voici?

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Apprends qu'il m'est né un fils. J'en suis fort reconnaissant envers <«<les dieux, moins pour la naissance de l'enfant que parce qu'il est né <«< contemporain d'Aristote. J'espère, en effet, que, nourri et élevé << toi, il sera digne de nous et de notre royauté. »

par

Aulu-Gelle3 a beau nous dire qu'il extrait ces lignes d'un recueil des lettres de Philippe, lettres « toutes pleines d'élégance et de sagesse, »> on est peu rassuré par ce témoignage; on se demande si l'empressement du roi de Macédoine est aussi sage qu'il est dramatique, et s'il convenait à cette prudence bien connue d'engager aussi fièrement l'avenir sur la tête d'un frêle enfant. Aristote lui-même (je ne sais si on l'a remarqué) n'avait que vingt-huit ans alors, et il n'était pas, à cet âge, le savant fameux auquel s'adresse le billet de Philippe. Je croirais encore moins, sur la foi d'un rhéteur, que Philippe ait réclamé les services

Voir les faits réunis par Born, Zur makedonischen Geschichte (Berlin, 1858, in-4°, p. 26), et comparez les judicieuses observations d'un jeune voyageur français, au sujet des ruines de Dium, une des anciennes capitales de la Macédoine, dans Le Mont Olympe et l'Acarnanie, par M. L. Heuzey (Paris, 1860, in-8°), p. 122. 2 Hermippe, cité par Diogène Laërte, V, 2. Noctes Attica, IX, 1. Dion Chrysostome, Disc. XLIX, p. 615, ed. Emperius: Apio7oréλnv éπnyáyeto tã vieĩ ÀλeĘáv

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d'Aristote parce qu'il se sentait lui-même incapable d'élever son enfant : c'est là une supposition tardive, qui a dû naître dans les écoles, où elle prêtait aux antithèses et aux déclamations en l'honneur de la philosophie.

D'ailleurs, admettons que Philippe ait songé sitôt au futur précepteur de son fils; ou bien il changea promptement d'avis, ou il ajourna beaucoup l'effet de son premier dessein; car Alexandre ne passa que vers l'âge de treize ans entre les mains d'Aristote, qui, par conséquent, ne put pas, comme le voudrait Quintilien', être chargé de lui apprendre à lire et à écrire.

Ses premiers maîtres, on le sait par le témoignage formel de Plutarque2, furent, à titre de précepteur, Léonidas, un parent de sa mère Olympias, et, à titre de gouverneur, un Acarnanien nommé Lysimaque. On sait aussi que Léonidas, personnage chez qui l'austérité s'unissait à quelques travers, n'exerça pas en tout la meilleure influence sur le caractère de son disciple; et Plutarque laisse voir assez nettement que l'insuffisance de ces premiers maîtres et de leurs coopérateurs subalternes fut ce qui décida Philippe à mettre la généreuse, mais indocile nature de son fils sous l'habile discipline d'Aristote. Une tradition ancienne, mais douteuse, ajoute que Callisthène et Théophraste, devenus les condisciples du jeune prince, apportèrent par surcroît à l'enseignement du maître l'aiguillon, toujours si utile, de l'émulation3. Ce que Plutarque affirme avec précision, c'est qu'Alexandre, sous la conduite du savant philosophe, embrassa dans ses études tout le cercle des connaissances humaines, depuis la poésie jusqu'à la médecine, et qu'il fut même capable d'exercer ce dernier talent d'une façon utile pour ses amis. Mais le même historien gâte un peu pour nous le mérite de renseignements aussi précis en nous rapportant cette prétendue lettre d'Alexandre, écrite du fond même de l'Asie au chef du Lycée dans Athènes :

«Tu as mal fait de publier tes leçons; car en quoi différerons-nous « du commun des hommes, si les leçons que nous avons reçues de toi leur sont aussi communiquées. Pour moi, je suis encore plus jaloux « de l'emporter par le savoir que par la puissance. »>

δρῳ διδάσκαλον καὶ ἄρχοντα, ὡς αὐτὸς ὢν οὐχ ἱκανὸς παιδεῦσαι τὴν βασιλικὴν ἐπιστήun. (Cité par M. Geier, p. 19.)-'Inst. Orat. I, 1, § 23: « An Philippus... Alexandro filio suo prima litterarum elementa tradi ab Aristotele, summo ejus ætatis philosopho, voluisset, aut ille suscepisset hoc officium, si non studiorum initia, et a perfectissimo quoque optime tractari, et pertinere ad summam, credidisset?» 3 Stahr, Aristotelia, I, p. 106; utilement cor

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Vie d'Alexandre, chap. v et suiv. rigé par M. Geier, p. 30-31.

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A quoi Aristote aurait répondu, suivant Aulu-Gelle, qui complète ici Plutarque en puisant au même recueil de correspondance apocryphe : «Tu m'as écrit au sujet de mes leçons, et tu penses qu'il faut les garder secrètes. Sache donc que, si je les ai publiées, elles ne le sont « pas pour cela, car elles n'ont de sens que pour ceux qui les ont « écoutées 1. »

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Comme si, au lieu d'une libérale éducation, Aristote n'avait donné à son disciple qu'un enseignement mystérieux; comme si Alexandre avait jamais pu avoir la puérile prétention de connaître seul certains secrets de la philosophie! On sent ici de nouveau l'œuvre d'un faussaire qui se joue avec la division, mal comprise, des écrits d'Aristote en ésotériques et exotériques. En effet, celui qui a si nettement et si heureusement dit que «la parole, quand elle ne montre pas la pensée, ne fait pas son «office2, »> celui qui consignait dans sa Métaphysique3 un si franc déni de croyance à toutes les divinités païennes, n'était pas homme à employer de mesquins subterfuges pour cacher ses doctrines.

Aristote a pu composer pour son royal disciple, comme fit Bossuet pour le grand dauphin, des livres spéciaux, tels que ceux que ses biographes intitulent: Sur la royauté, Sur la fondation des colonies“. On aime à retrouver, au moins à deviner son inspiration dans l'heureux choix que fit plus tard le conquérant macédonien de tant de lieux prédestinés à devenir des villes florissantes, depuis les bords du Nil jusqu'à ceux de l'Indus. Mais, là encore, nous avons à nous défier des faussaires. Il a été si facile aux sophistes de supposer après coup des ouvrages qui s'accorderaient avec la pensée d'Alexandre! Au moins est-il certain que, dans la collection des ouvrages conservés sous le nom d'Aristote, les deux seuls qui soient dédiés à son élève, la Rhétorique dite à Alexandre et le traité du Monde, sont reconnus par tous les critiques pour des productions d'une autre main que celle du Stagirite".

Le jeune prince une fois parti pour l'Asie, de graves témoignages nous le montrent fort empressé à mettre au service de la science sa

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* Nocles Attica, XX, v. — ' Rhétorique, III, nt : Ο γὰρ λόγος, ἐὰν μὴ δηλοῖ, οὐ TOGEL TO ÉαUTOU Épyov. — 3 XII, VIII. Cf. C. Zell, Opusc. acad. latina, p. 157-179: ποιήσει ἑαυτοῦ De Aristotele patriarum religionum æstimatore; Friburgi Brisigavorum, 1857, in-8°; et J. Simon, Etudes sur la théodicée de Platon et d'Aristote, Paris, 1840, in-8°.-'Voir les textes cités par M. Geier, p. 2, note, et par M. C. Müller, Scriptores rerum Alex. magni, p. v, à la suite de l'édition d'Arrien dans la Bibliothèque grecque-latine de F. Didot. Sur le premier de ces ouvrages, voir le mémoire de M. Havet parmi les Mémoires présentés par divers savants à l'Académie des belles-lettres, t. II; et sur le second, la dissertation de M. Osann, dans ses Beiträge zur griechischen und römischen Litteraturgeschichte (Darmstadt, 1835-1839, in-8°), t. I, p. 141 et suiv.

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laborieuse escorte d'ingénieurs, d'observateurs, d'écrivains. On ne peut affirmer avec confiance que, dès lors, il fût accompagné par Callisthène1; mais on dirait qu'Aristote le suit de loin et le dirige de ses conseils, lui indique les problèmes à résoudre, les richesses à recueillir, se préparant lui-même à écrire la théorie de tous les faits nouveaux que la conquête de l'Asie livrerait à la curiosité des Grecs. Quelque chose de l'esprit encyclopédique du maître a passé dans les ambitions et dans les desseins de son royal disciple. Toutefois, on ne peut l'oublier, la vanité grecque, subitement émue jusqu'au délire par les exploits d'Alexandre, les a, de son vivant même, défigurés par bien des hyperboles 2. Pline, qui, pour le dire en passant, avait noté ce travers de la glorieuse nation (Græci, genus in gloriam suam effusissimum3), s'en est-il assez défié à son tour, lorsqu'il écrit, à propos d'une observation d'histoire naturelle: «Alexandre le Grand, brûlant de connaître l'histoire des animaux, « remit le soin de faire un travail sur ce sujet à Aristote, éminent en << tout genre de sciences, et il soumit à ses ordres, en Grèce et en Asie, quelques milliers d'hommes qui vivaient de la chasse et de la pêche, « et qui soignaient des viviers, des bestiaux, des ruches, des piscines et « des volières, afin qu'aucune créature ne lui échappât. En interrogeant «< ces hommes, Aristote composa environ cinquante volumes sur les <«< animaux. J'ai abrégé cet ouvrage célèbre, et j'y ai joint ce qu'il avait «ignoré; je prie le lecteur d'avoir de l'indulgence pour notre travail, qui va le faire rapidement voyager parmi tous les ouvrages de la na« ture et au milieu de ce que le plus illustre des rois a désiré connaître “. » A ces lignes, déjà bien empreintes de déclamation, ajoutez l'assertion d'un autre compilateur, moins scrupuleux encore que Pline, d'Athénée 5, qu'Alexandre paya au Stagirite huit cents talents, c'est-à-dire environ quatre millions et demi de notre monnaie, pour le Traité des Animaux; alors vous vous sentirez bien près de la légende. Ce Traité passait, chez les anciens, comme il est tenu chez les modernes, pour un véritable chefd'œuvre : c'est assez pour la raison et l'histoire; ce n'est pas assez pour l'imagination et le roman. Du chef-d'œuvre, qui résumait sans doute beaucoup d'essais antérieurs, on a fait un prodige, une nouveauté subite et sans précédents; on a gonflé le nombre de collaborateurs d'Aristote, celui des volumes de son ouvrage; après quoi il était naturel de gonfler

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Geier, Alexandri M. hist. script. p. 197 et suiv.—2 Lucien, De la manière d'écrire l'histoire, chap. XII. 3 Historia natur. III, vi. Cf. II, CXII, et XIX, xxvi, des Historia natur. VIII, 1, § 7, traduction de M. Littré.

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observations semblables. 4

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- Dipnosophistes, IX, p. 398 z.

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