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mes,

et même

question réduite à ses termes les plus simples, et débarrassée de toutes circonstances étrangères. Je suppose un poëme épique et une tragédie d'une égale beauté, chacun en son espèce, d'une égale étendue, écrits dans la même langue; je demande lequel de ces deux ouvrages on lira avec le plus de plaisir ? Comme on pourroit dire que les femmes, qui font une moitié du monde, seroient fort suspectes dans ce jugement, parce qu'elles seroient trop favorables à tout ce qui touche le coeur, je consens qu'on les exclue, et qu'il n'y ait que des hommes qui jugent. Je ne les crains plus, dès que j'ai supposé que les ouvrages seroient dans la même langue; car si l'un étoit en grec, par exemple, et l'autre en françois, il y a quantité d'homgens de mérite, à qui je ne me fierois pas. Au-dessus des images, ou les plus nobles, ou les plus vives qui puissent représenter les sentimens et les passions, sont encore d'autres images plus spirituelles, placées dans une région où l'esprit humain ne s'élance qu'avec peine ; de ce sont les images de, l'ordre général de l'univers, l'espace, du temps, des esprits, de la divinité: elles sont métaphysiques, et leur nom seul fait entendre le haut rang qu'elles tiennent on pourroit les appeller intellectuelles, pour les faire mieux figurer avec celles dont nous avons parlé, et pour les distinguer de celles qui ne sont que spirituelles. Il s'agit maintenant de savoir si elles conviennent à la poésie. Il me semble que la plupart des gens entendent que la poésie se feroit tort, e'aviliroit en traitant ces sortes de sujets ; car tout ce qui tient à la philosophie porte avec soi je ne sais quelle idée de pédanterie et de collège, au elle-même un certain air de cour la poésie a par que

lieu

et du grand monde.

Les productions de cette poésie purement philosophique, seroient telles que peu d'auteurs en seroient capables, j'en

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conviens; peu de lecteurs capables de les goûter, j'en con viens encore; et de ces deux défauts, l'un qui releveroit la gloire des auteurs, les animeroit bien moins que l'autre ne les refroidiroit: mais cela est étranger à la poésie, qui, par elle-même, a droit de s'élever aux images intellectuelles, si elle peut. La grande difficulté est que ces images ont une langue barbare, dont la poésie ne pourroit se servir sans offenser trop l'oreille, sa maîtresse souveraine, et maîtresse très-délicate mais il peut se trouver un accommodement ; la poésie fera un effort pour ne parler des sujets les plus philosophiques qu'en sa langue ordinaire; les figures bien maniées peuvent aller loin; les images même fabuleuses rajeuniront par l'usage nouveau qu'on en fera; un philosophe poëte pourra invoquer la muse, et lui dire :

Sur les ailes de Persée
Transporte-moi du lycée

Au sommet du double mont.

Sévère philosophie,

Permets que la poésie

De ses fleurs orne ton front.

Il est vrai qu'après cela le même auteur qui ose traiter la question du vuide, une des plus sèches et des plus épineuses de l'école, est forcé, par sa matière, à devenir plus abstrait, et que les fleurs sont clair-semées sur le front de la philosophie. Il dit très-bien, mais avec peu d'ornement, et peut-être étoit-il impossible d'y en mettre:

La nature est mon seul guide,
Représente-moi ce vuide

A l'infini répandu ;

Dans ce qui s'offre à ma yuc

J'imagine l'étendue,

Et ne vois que l'étendu,

Et encore:

La substance de ce vuide,
Entre le corps supposé.
Se répand comme un fluide

Ce n'est qu'un plein déguisé.

Si le fond de l'agrément de la poésie est, comme nous favons dit, la difficulté vaincue ; certainement traiter ces sortes de matières en vers, c'est entreprendre de vaincre les plus grandes difficultés ; rien ne devroit être plus conforme au génie audacieux de la poésie, et son triomphe ne seroit jamais plus brillant ; mais elle veut être plus modeste, et s'abstenir de toucher aux épines de la philosophie; soit : elle doit du moins être assez hardie pour ne pas s'effaroucher des grands et nobles sujets philosophiques quoique peu familiers à la plupart des hommes.

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Je serois fâché que Théophile n'eût osé dire que, si Dieu retiroit sa main,

L'impuissance de la nature

Laisseroit tout évanouir.

Et de la Motte, sur la difficulté de connoître la nature de

l'ame, que

Vaincue, elle ne peut se rendre,

Et ne sauroit, ni se comprendre
Ni se résoudre à s'ignorer.

Mille autres exemples, et même anciens, s'il le falloit, prouveroient que la poésie s'est souvent alliée heureusement avec la plus haute philosophie. Combien de choses sublimes n'a-t-elle pas dites sur le souverain Être, le plus inaccessi→ ble de tous aux efforts de l'esprit humain? Si l'on a tant loué Socrate d'avoir rappellé du ciel la philosophie, pour l'occuper ici-bas à régler les mœurs des homines, ne doit

on pas savoir gré à ceux qui font monter jusqu'au ciel la poésie, uniquement occupée auparavant d'objets terrestres

ou sensibles?

On suppose assez généralement qu'un poëte ne fait que se jouer ordinairement sur la superficie des choses, la décorer, l'embellir; et s'il veut pénétrer plus avant dans leur nature, si parmi des images extérieures et superficielles il en mêle de plus profondes et de plus intimes; en un mot, des réflexions d'une certaine espèce, qui n'appartiennent pourtant pas uniquement à l'école philosophique, on donne

cet auteur le nom de poëte philosophe. J'aurois cru naturellement que c'eût été là une louange mais non; dans l'intention de la plupart des gens, c'est un blâme. Un poëte doit être tout embrasé d'un feu céleste; et autant qu'il est philosophe, c'est autant d'eau versée sur ce beau feu. Ceci mérite d'être un peu discuté.

Un général d'armée doit être plein de courage, d'ardeur; d'intrépidité; d'un autre côté, il doit être extrêmement prudent, avisé, craignant tout: voilà le chaud et le froid mêlés ensemble, tous deux à un haut degré, sans tout cela, ce n'est plus Turenne.

Sans entrer dans aucun détail, il se trouvera toujours que les grands caractères et les plus estimables sont formés de qualités contraires réunies, et réunies au plus haut point où elles puissent subsister ensemble, malgré leur contrariété. Cette réunion, ainsi conditionnée, ainsi conditionnée, ne peut être qu'extrêmement rare; et de-là vient qu'on lui doit tant

d'estime.

Redescendons à notre sujet. Ne dit - on pas communément le sage Virgile, en prétendant le louer ? On suppose bien d'ailleurs que c'est un très-grand poëte, et même le plus grand de tous. De sage à philosophe il n'y a pas loin s on pourroit même prouver que Virgile a été, dans ses ou vrages, philosophe proprement dit, autant qu'il l'a pu,

Le poëte philosophe n'est donc pas à blâmer; au con traire, il est très estimable d'avoir réuni en lui deux qualités contraires et rarement jointes: il sera bien plus aisé de trouver des fous de la façon du feu divin.

Mais si on est plus philosophe que poëte, qu'en faudrat-il penser? Premièrement, je voudrois que cette différence fût prouvée. Qu'on me dise laquelle des grandes qualités opposées de Turenne dominoit en lui; car je reprends cette comparaison, bien entendu que le poëte ne s'en énorgueillira pas trop. Turenne étoit hardi et entreprenant quand il le falloit, prudent et retenu quand il le falloit s'il a été plus souvent l'un que l'autre, c'est qu'il le falloit. Pour dire que l'un dominoit sur l'autre, il faudroit qu'il eût été l'un quand il falloit être l'autre, et même plusieurs fois. Tout cela s'applique de soi-même au poëte philosophe.

En second lieu, si quelque chose a dominé dans Turenne, il me semble que l'on conviendroit assez, quoique sans preuves bien exactes, que ç'a été la partie de la prudence et de la conduite; et cela seroit favorable au poëte plus philosophe que poëte.

Ne faisons aucune grace à cet homme - là, et mettons tout au pis sur son compte. Il a plu, il a diverti comme poëte, car il faut nécessairement le supposer bon poëte; mais il a beaucoup plus instruit, beaucoup plus approfondi les sujets comme philosophe ; et même pour charger encore plus l'accusation, on voit évidemment qu'il a eu plus d'envie d'instruire er de raisonner que de divertir et de plaire. En vérité, aura-t-on le front de lui reprocher de semblables torts?

Il n'est pas douteux que la philosophie n'ait acquis aujourd'hui quelques nouveaux degrés de perfection. De - là se répand une lumière qui ne se renferme pas dans la région philosophique, mais qui gagne toujours comme de

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