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près cet incident, qui a peu dérangé la tranquillité philosophique de sa vie, Hume fut appelé encore une fois aux honneurs: il fut sous-secrétaire d'état, dans le ministère du général Conway. Cette administration eut d'ailleurs peu d'éclat; car j'ai cherché dans beaucoup de livres avant de découvrir à quel département Hume fut attaché; c'était le département des affaires du Sud, c'est-à-dire des colonies d'Amérique. Lui-même ne paraît pas avoir mis une grande importance à sa participation aux affaires; il se contente de dire qu'il en revint avec plus d'argent et de revenu. Cette remarque serait une minutie, si je ne devais pas en tirer une conséquence sérieuse : c'est que ce grand esprit resta tout français dans les habitudes de sa vie. Il n'eut pas le sentiment sérieux des institutions de son pays, et l'amour de la gloire politique dans un Etat libre. Les affaires ne furent pour lui qu'un passage heureux, qui servit à améliorer sa fortune et à faciliter son indépendance. Il ne mit pas sa réputation dans le parlement de Londres, mais dans les salons de Paris. Il était moins un patriote anglais qu'un concitoyen de ces philosophes français, dont les écrits enchantaient toute l'Europe. Il est vrai qu'au dix-huitième siècle, l'importance politique s'était réellement déplacée ; et bien que le bonheur des institutions semblât la mettre en Angleterre, l'ascendant prodigieux de l'esprit de

Voltaire, et le charme d'une innovation puissante, la reportait en France.

Cependant au milieu de cette vie, Hume avait élevé son grand monument. J'ai différé jusqu'à présent de l'examiner en lui-même ; j'ai voulu faire connaître l'homme avant d'étudier l'ouvrage. Que de réflexions vont se présenter ici, et combien je me sens, combien je m'avoue inférieur à cette partie de ma tâche ?

Le docteur Samuel Johnson, accusant la stérilité de l'Angleterre en historiens, donnait dans le genre historique la première place au docteur Knolles. Avez-vous lu, Messieurs, le docteur Knolles? Vous ne l'avez pas lu, ni moi non plus. Seulement, d'après quelques citations, et d'après le caractère même du talent de Johnson, je m'imagine que le docteur Knolles est un écrivain emphatique, assez semblable au Père Maimbourg. Son ouvrage est une Histoire des Turcs. Je suis convaincu que dans cette Histoire, il n'y a pas un détail naïf et vrai, rien de local, rien de pittoresque, mais des phrases vagues et pompeuses, comme les faisait le Père Maimbourg, et comme les aime assez le docteur Jonhson.

Rien donc, Messieurs, dans la littérature anglaise, au milieu du dix-huitième siècle, n'avait atteint ou même approché ce grand caractère de la 3o leçon.

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composition historique, dont l'antiquité nous a laissé de si admirables modèles.

Quels en sont les traits, Messieurs? Essaieraije de les indiquer tous? me demanderai-je ce qui nous manquait avant Hume? quelles ont été les tentatives de l'esprit moderne? en quoi ces tentatives sont plus difficiles que celles des anciens? quelle variété d'élémens divers doit concourir à la création de l'oeuvre historique parmi nous? quels sont les défauts que lui impriment nos mœurs modernes? comment éviter ces défauts? quel est le caractère de composition historique le plus vrai, ou s'il y en a plusieurs également vrais? comment on peut les réunir? quels ont été les grands renovateurs du génie historique dans nos temps modernes? quels progrès nouveaux, quel développement ce génie peut encore atteindre?

Je ne vous ferai pas, Messieurs, un lieu commun sur les historiens de l'antiquité. Je ne vous parlerai pas même du Traité de Lucien, sur la manière d'écrire l'Histoire. Lucien est le plus spirituel des rhéteurs, un rhéteur qui se moque des autres; mais enfin, c'est un rhéteur. Il n'est attentif qu'aux procédés du langage; et dans cette revue si piquante, si maligne qu'il a faite des historiens de son temps, il ne voit que la forme extérieure, que le vêtement de l'histoire

Dans nos temps modernes, avant Voltaire et la renovation historique qu'il a faite, et que Hume a suivie, trois hommes me paraissent avoir laissé une trace profonde dans la carrière de l'histoire, Machiavel, de Thou, Bossuet. Ces trois hommes sont trois types prodigieusement divers; et aucun d'eux, ce me semble, n'est le type qui conviendrait à notre époque.

De là cette conséquence naturelle que l'histoire n'est assujettie à aucune forme nécessaire et précise, qu'elle est de tous les genres peut-être le plus varié, le plus multiple ; qu'elle laisse toujours une place nouvelle au talent; que, suivant le point de vue où se place l'écrivain, suivant le caractère de son génie, de son époque, ou le but spécial qu'il se propose, l'histoire change, se transforme, et se présente également vraie de divers côtés.

Machiavel est à la fois moderne et antique : voilà son originalité. A l'antiquité, il emprunte cette vigueur d'âme, cette expression énergique qui grave plus qu'elle ne peint: il lui emprunte ces discours éloquens qu'il déplace, qu'il met dans la bouche d'un Albizzi, d'un conspirateur de Florence, transformé presque en citoyen de Rome. Mais il a en même temps cette sagacité pénétrante et cette exactitude que donnent les temps modernes. Par la nécessité de son sujet, il est conduit à cette vue rapide du passé, à ces

résumés vastes et philosophiques qui réunissent sous un seul coup-d'œil tous les caractères d'une nation, d'une époque. Rien de plus beau, sous ce rapport, que le premier livre de l'Histoire de Florence. Là, toute la barbarie du moyen âge est condensée pour ainsi dire en quelques pages, sans que la profondeur de la réflexion ôte rien à la vérité des couleurs.

Après lui, se distingue de Thou par d'éminentes qualités que j'appellerai toutes modernes ; car l'impartialité consciencieuse, le calme de raison et de justice qu'on remarque en lui, étaient des mérites presque inconnus aux anciens, et presque impossibles pour eux. Les passions des républiques anciennes, ces querelles si vives entre tant de petits États de la Grèce, et entre les partis qui formaient autant d'États dans chaque démocratie, semblaient exclure cette intégrité, cette indépendance, où la philosophie élève de Thou, dans un temps de fanatisme et de fureur.

Après ce grand homme de bien s'élève Bossuet, supérieur par le génie. Ce que l'expérience du monde, ce qu'une connaissance pratique et dédaigneuse de la vie commune avait donné à Machiavel, la pensée chrétienne le donne à Bossuet, sous une autre forme. Du haut de sa chaire d'évêque, plutôt que de son pupitre d'his

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