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sité, par étude, ouvrant un livre dont les pages sont encore animées d'une éloquence qui ne passera pas, je rends compte des impressions d'enthousiasme, d'étonnement, de doute, de blâme, que ce livre fait naître en moi; je vous les communique sans art; vous les jugez vous-mêmes : je ne veux ni vous imposer l'admiration, ni vous défendre la censure; je vous ai dit seulement la vérité; et c'est la vérité qu'on accuse (applaudissemens).

Aujourd'hui, Messieurs, que j'ai en partie acquitté cette tâche si difficile, si contestée, lors même que l'accomplissement en est le plus impartial et le plus sincère, je vais tourner mes recherches vers un pays étranger, vers une autre littérature. Cependant, ce n'est pas une désertion timide de mon sujet qui me conduit en Angleterre; non! Je vous ai souvent indiqué, et j'ai toujours tâché de faire ressortir cette analogie, soit d'imitation, soit d'opposition, qui rapproche deux grands peuples.

Lorsque Périclès voulut faire l'éloge des guerriers d'Athènes morts dans un combat, il employa près de la moitié de son discours à parler indirectement des Lacédémoniens. Entre deux peuples qui se sont élevés à la fois, entre deux nations prédominantes et voisines, il y a, pour ainsi dire, une liaison intime qui ne permet ni que

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les destinées de leur gloire, ni que les torts de leur génie soient distincts et séparés. Une foule de points de vue curieux, de perspectives intéressantes pour l'histoire de l'esprit humain, se lient d'ailleurs à ce rapprochement. On voit que l'un des deux pays reçoit alternativement l'influence de l'autre; on voit que presque toujours, lorsqu'une influence commence à faiblir dans le pays qui l'a vu naître, elle est encore et générale et puissante dans le pays qui l'a reçue, par contrecoup et par imitation.

C'est là, Messieurs, le contraste qui lie pour ainsi dire l'histoire littéraire des deux pays, et qui nous permet sans digression, sans désordre, et avec cette espèce de méthode qui n'est pas de la prudence (on rit), de passer en ce moment de l'un à l'autre.

Je vous ai parlé des lettres philosophiques de Voltaire, de ce livre où tant d'assertions au moins douteuses étaient exprimées avec une grâce et une nouveauté de hardiesse, si piquantes et si amusantes. Tandis que la France imitait ainsi la témérité philosphique de ses libres voisins, l'Angleterre, au commencement du dix-huitième siècle, vers les années 1720, 1730, s'attachait à reproduire la régularité du théâtre français. Aujourd'hui nous sommes un peu injustes, ingrats pour la gloire de notre théâtre. Nous faisons des

raisonnemens pleins de finesse et d'esprit pour blåmer les admirations que nous avons si longtemps imposées à nos voisins. Alors les Anglais recevaient de bonne foi notre théâtre; ils imitaient Molière, Racine, Corneille, Voltaire.

Si quelque chose peut vous donner l'idée d'une tragédie française sans génie, mais avec cette régularité, et, il faut le dire, cette formalité qui altère beaucoup parmi nous la vérité grecque, et encore plus la vérité du moyen âge, c'est une tragédie de Thompson ou de Young. Remarquez bien la puissance fatale de l'imitation. Ce sont deux esprits originaux que je choisis, deux de ces hommes que je vais tout à l'heure signaler comme les restaurateurs de la poésie anglaise, comme ceux qui ont ranimé le sentiment poétique et religieux que la philosophie semblait avoir desséché. Eh bien! lorsqu'ils ont fait des ouvrages sans la permission de la nature, lorsqu'ils ont imité le théâtre français, ils ont fait de pauvres tragédies; ils ont tout du théâtre français, excepté cette grâce admirable de diction qui brille dans Esther ou Iphigénie, cet éclat de coloris qui fait que le faux même de Voltaire a sa vérité poétique.

La première tragédie qui se présente dans cet ordre d'imitation, est une pièce de Thompson, Edwards et Eléonore. Elle ne fut pas jouée, parce qu'à cette époque la censure dramatique

commençait à fleurir en Angleterre. Cette pièce avait, suivant moi, deux défauts littéraires : l'un d'être une imitation du théâtre français, de n'être pas indigène à l'Angleterre ; l'autre d'offrir une longue allusion à la politique. Or, je crois que les allusions à la politique contemporaine sont une faute dans l'art; ce n'est pas la censure qui doit les empêcher, c'est la critique. Cette pièce de Thompson, qui devait nous transporter dans les mœurs poétiques du moyen-âge, qui devait montrer un roi d'Angleterre à la croisade, sous les murs de Ptolémaïs, nous fait penser à Georges I, au prince de Galles, et même à Walpole. Il y a telle scène que l'on croirait une page de Pulteney mise en vers. Du reste, la pièce est faite comme une tragédie française du second ordre, à la fois romanesque et régulière, assez bien emboîtée dans les limites de temps et de lieux, et n'offrant guère d'invraisemblable que les caractères, les sentimens et les actions des personnages.

Figurez-vous une quatrième, une cinquième réverbération de Voltaire, si l'on peut parler ainsi; supposez une série d'imitations successives qui *vous auraient fait descendre à une pièce de Dubelloy; et puis traduisez en anglais; et vous aurez une idée assez exacte de la pièce de Thompson, et de beaucoup d'autres tragédies anglaises du même temps.

Mais, Messieurs, une tragédie, une œuvrè quel conque de l'imagination et de l'esprit n'est pas un accident qui se produise un matin, parce qu'on a lu un écrivain étranger et qu'on veut l'imiter. La littérature, le théâtre surtout, se lient à tous les accidens qui font la vie sociale. Quand la littérature est insignifiante, elle témoigne de l'état de la société, comme les médailles grossières du quatrième et cinquième siècle annoncent le temps où elles furent frappées, et sont expressives par leur imperfection même.

Si le théâtre anglais était faux et faible au dixhuitième siècle, il y avait quelque chose qui le voulait ainsi ; ce n'était pas seulement la difficulté de trouver des Shakspeare tous les cent ans. Il y avait une autre cause réelle et générale.

Ici, Messieurs, nous ne pouvons nous défendre de jeter un coup-d'œil bien rapide sur l'état de l'Angleterre, depuis 1710 jusqu'en 1750. A cette époque, la société avait subi, en Angleterre, de grandes révolutions, de grands changemens. La plus décisive des vicissitudes que puisse éprouver un peuple, la mutation du pouvoir fondamental et souverain avait passé sur l'Angleterre. Mais la société anglaise n'avait pas partagé ce mouvement de rénovation qui, même sous la monarchie absolue, se développait en France avec rapidité. C'est une chose singulièrement curieuse d'examiner ce

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