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arbres du Luxembourg poindre et rougir les premiers bourgeons, indices du printemps. Delille n'a rien de semblable dans ses vers. Il ne peint que le monde, et n'est inspiré ni par la natu re ni par la solitude.

Ce sentiment de tristesse religieuse, cette rêverie de l'âme qui n'a point de place dans la composition dramatique, où le poëte s'efface et disparaît, avait aussi presque manqué à la poésie de nos deux grands siècles. La Fontaine avait eu l'amour de la solitude; Racine l'aurait eu, si la cour de Louis XIV ne l'avait pas si vîte enchanté, et s'il s'était promené plus long-temps dans les vergers du Port-Royal que dans les parcs de Versailles, où il y a tant d'art qu'il n'y a plus de nature; mais la vive impression des champs sur l'âme du poëte n'en était pas moins presque étrangère à notre poésie élégante et pompeuse. Sous un ciel moins heureux, la muse anglaise s'empara de ce beau sujet, dédaigné par nos mœurs; ce ne fut ni calcul ni théorie. Thompson devint poëte des champs, comme Virgile l'avait été. Virgile avait passé une partie de ses jours à la campagne; c'était la vie romaine, la guerre et le labourage. Les malheurs mêmes des guerres civiles avaient donné quelque chose de plus touchant à cette prédilection pour les asiles si souvent violés par la force militaire, au milieu des partages que commandait la victoire,

tantôt de Sylla, tantôt d'Auguste. Aussi Virgile offrait-il dans ses vers deux caractères originaux: le goût des champs qui appartenait à la vie romaine, et un sentiment de tristesse qui a quelque chose de nouveau dans les mœurs brillantes du polythéisme méridional, et qui lui était donné par les temps malheureux où il a vécu.

Mais dans l'antiquité et dans quelques beaux génies du siècle de Louis XIV, le sentiment mélancolique se montre quelquefois, et n'est pas le fond même de la poésie. C'est une impression forte, rapidement effacée, ou par cette existence heureuse et vive, sous le beau ciel de la Grèce et de l'Italie, ou par ces formes régulières d'une vie sociale, pompeuse et savante. Ce n'est donc pas seulement la différence du nord et du midi, comme le veulent d'ingénieux écrivains, qui détermine les caractères de la littérature; c'est tout l'ensemble social. La splendeur imposante du siècle de Louis XIV ne permettait pas ces longs repos de l'âme sur elle-même; ou du moins, si de telles impressions pouvaient naître, elles appartenaient tout entières à la religion. Elles avaient besoin de se séparer du domaine de la vie commune et vulgaire. C'était au fond de l'oratoire, au pied des autels, que la mélancolie venait se réfugier, sous le nom sacré de Religion.

Au contraire, dans un âge beaucoup plus dé

taché des formes austères de la religion, la mélancolie vint comme un supplément à ce besoin de l'homme, de s'élever par la méditation. La mélancolie fut une sorte d'idéalisme tourné en religion, exaltant l'âme sans la guider, lui donnant des émotions si prolongées, qu'elles devenaient monotones, et semblaient bientôt factices.

De même cet amour des champs qui, dans Virgile, est si spontané, si facile, qui s'unit au sentiment d'un si beau climat, et au plaisir do respirer la lumière presque orientale d'Italie, en passant sous le ciel du nord, devient plus sévère et plus triste.

Maintenant quelles beautés véritables rachètent cette différence? Quelle part d'originalité, quel charme nouveau pour l'imagination peut offrir cette poésie mélancolique et champêtre, qui, dans l'Angleterre du dix-huitième siècle, inspira Thompson et Young, et qui fut d'abord accueillie par nous comme une mode étrangère, en échange de notre théâtre ?

Lorsque la traduction du poëme des Saisons parut en France, quoique tous les esprits fussent préoccupés de philosophie, de vers et de littérature, qu'il n'y eût qu'une société raisonneuse et une société aimable, cependant ce climat du nord, cette joie que donnent la tempête et l'orage, cette admiration pour les glaces qui couvrent les

sommets des montagnes d'Écosse, tout cela charma comme une nouveauté, tout cela séduisit singulièrement les esprits, et les prépara à cette admiration plus grande encore, qu'inspira quelque temps après la poésie factice d'Ossian.

Mais ce qui charme à titre de nouveauté des esprits blasés, est-il pour cela essentiellement beau, essentiellement vrai? C'est ici que nous allons entrer dans un détail bien court, qui sera peut-être un peu technique, mais qui aspirerait à être une leçon de goût, s'il est possible.

Ce qui caractérise Virgile, ce grand poëte pour lequel notre admiration est émoussée par les redites du collége, et que l'on sent moins peutêtre, parce que cette émotion même semble un lieu commun; ce qui caractérise Virgile, c'est une admirable sobriété de détails, c'est la puissance de peindre, d'émouvoir et de passer rapidement; c'est à la fois un haut degré d'imagination et de précision. Virgile dit:

O fortunatos nimium sua si bona norint

Agricolas!

votre âme achève, si elle veut; votre âme rêve sur ces paroles, sur ces paroles si mélodieuses, et qui passent si vite; le poëte ne vous retient pas, ne vous arrête pas long-temps, bien moins à la contemplation qu'à l'anatomie de la nature.

Maintenant, voyez Thompson, qui cependant

est un grand poëte. Je traduis mal; n'importe; vous apercevrez l'anglais. « O le plus heureux des hommes, s'il connaissait son bonheur, celui qui, loin des fureurs civiles, retiré dans un vallon, vit avec un petit nombre d'amis choisis, et boit les purs plaisirs de la vie champêtre!» Il y a là trop de poésie, et dès-lors, il n'y en a pas assez. Au lieu de ces expressions charmantes et naturelles, sua si bona nôrint, vous avez une phrase d'auteur, boit les purs plaisirs de la vie... Il ne faut pas croire que la poésie soit toujours d'employer les images; elle consiste souvent à sc servir du mot le plus simple; car elle est encore plus une âme qu'un langage.

Bien qu'il n'ait pas un magnifique palais, dont la porte orgueilleuse vomit chaque matin la foule rampante des flatteurs qui mentent, et auxquels on ment à leur tour. Cela n'ajoute rien au manè salutantum totis vomit ædibus undam, et cela est moins rapide. Le poëte n'a pas besoin de tout dire; il faut qu'il laisse penser, sentir; le poëte éveille votre âme; mais il ne la fatigue pas.

Bien qu'il n'ait pas une robe brillante, dont les couleurs reflètent tout l'éclat de la pourpre orientale, et sont à la fois l'orgueil et l'admiration des sots. Il y a là surcharge de philosophie. Le poëte n'est pas un philosophe; il ne com

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