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bitieux Young, adresse à Wharton d'incroyables flatteries.

L'imagination mélancolique de Young semble prédominée par ce besoin de servitude et de complaisance. Il consacrait des vers et des panégyriques à toutes les grandes familles d'Angleterre; et il a trouvé le secret de flatter jusque dans un poëme sur le jugement dernier. Il y place l'apothéose de la reine Anne qui vivait encore. Plus tard, il composa même une longue pièce à la gloire de Walpole, ce modèle des ministres despotiques et corrupteurs; et il s'écriait en finissant: «< Ah! combien je >> souhaiterais, enflammé par un si grand sujet, de >> lancer ton nom dans les profondeurs de la >> gloire et de l'éternité! Mon cœur, ô Walpole! » brûle d'un feu reconnaissant; les flots de ta >> munificence dirigés vers moi sont venus ra» fraîchir l'aride domaine de la poésie. » (On rit.) Vous le voyez, Messieurs, ôtez les métaphores orientales; il reste quelque chose de bien matériel et de bien humble.

Que conclure de tout cela, Messieurs? c'est que dans la liberté anglaise du dix-huitième siècle, la puissance toujours conservée d'un hautain patronage, la forme exclusive et prédominante des pouvoirs et de la hiérarchie aristocratique effaçaient tout, faisaient disparaître les supériorités mêmes du talent et de la pensée. La

France, au contraire, que l'on accusait alors d'être si fort arriérée, cette France que trop souvent les écrivains qui naissaient au milieu d'elle, ont sévèrement jugée, avait, malgré les formes d'un gouvernement moins favorable à la liberté, quelque chose de naturellement plus libre et plus noble. Montesquieu a fait de l'honneur un supplément très-salutaire à la liberté. Vous ne trouvez rien de semblable dans les habitudes de l'Angleterre. L'argent y dominait tout, même la liberté donnée par les lois.

Quelle devait être cependant l'influence de ces mœurs sociales, sur les ouvrages où l'expression de ces mœurs ne se trouve pas visiblement empreinte, mais qui en ont nécessairement reçu le reflet? Croyez-vous que cette espèce de servilité, de timidité d'esprit puisse s'accorder avec les grandes, les nobles inspirations? Je ne le pense pas. Toutes ces pièces de Young, empreintes d'une uniforme et vulgaire flatterie, sont frappées en même temps de froideur et d'insignifiance. Les ouvrages où Thompson n'a pas été inspiré par une passion forte et vraie, où il n'a fait que de la littérature de cabinet, sont également médiocres. L'imitation étrangère, l'imitation servile de la France, et l'ascendant d'une impérieuse hiérarchie sociale, telles étaient donc les causes qui, dans l'Angleterre de cette époque, restrei

gnaient l'effort du génie. Toutes les fois qu'il s'en laissait dominer, sa marche était faible et contrainte. Il ne s'élevait qu'en découvrant quelque nouvel horizon, où il fût affranchi de cette double subordination de la pensée.

Essayons de le suivre : cherchons comment le génie a pu se frayer, en Angleterre, des routes inconnues jusqu'alors; quel a été enfin le principe d'originalité qui est venu se mêler à cette littérature si timide et si factice.

Messieurs, c'est ici que vont se présenter des questions qui reviennent sans cesse aux esprits, et qui ne seront décidées que par les productions des grands écrivains, et jamais par les raisonnemens plus ou moins ingénieux des critiques, ces questions de nouveauté dans les arts, de vérité dans les sentimens; ces questions de littérature du Nord et de littérature du Midi; ces questions de littérature classique et de littérature libre, si on veut l'appeler ainsi. Qu'avait-il manqué au dix-huitième siècle? Quel genre de beauté pou vait encore être créé par une imagination forte et vraie? Quel caractère avait eu la poésie en France? Que pouvait-elle devenir ailleurs?.

La poésie en France et dans Voltaire, qui fut toute la poésie du dix-huitième siècle, était singulièrement l'expression d'une société élégante, polie, brillante. Voltaire ne s'est jamais occupé 2o leçon.

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de la mélancolie, par exemple; si le mot eût été fort à la mode de son temps, il s'en serait moqué; dans la pratique, il n'y a jamais songé pour luimême. S'est-il occupé davantage de la campagne? Je ne le crois pas; et on a dit assez spirituellement que dans son poëme épique de la Henriade, il n'y avait pas seulement de l'herbe pour les chevaux.

On trouve dans la Henriade une éloquente, une brillante, une judicieuse traduction en vers du système de la gravitation. La doctrine de la tolérance est très-habilement développée dans le ciel chrétien, où saint Louis conduit Henri IV. Toute cette poésie appartient au monde des idées; du reste, Voltaire ne semblait pas avoir regardé la nature extérieure.

En effet, Messieurs, l'esprit de l'homme est tellement faible, même dans les plus grands génies, qu'il ne peut se fixer, sans s'absorber, être dominé par une prédilection, sans que les autres intérêts, les autres perspectives ne disparaissent et ne s'effacent pour lui. La société était si brillante dans le dix-huitième siècle; elle était si spirituelle, qu'elle était à elle-même son unique point de vue; les salons avaient tant de grâce, qu'on n'ouvrait pas la fenêtre pour regarder les champs.

Voyez l'abbé Delille lui-même, ou, pour mieux dire, voyez surtout l'abbé Delille; il a senti à la fin

du dix-huitième siècle, qu'il y avait un nouveau genre à exploiter. Il semble qu'il ait fixé les yeux sur la carte des productions de l'esprit, et qu'il ait aperçu un pays par lequel on n'avait pas passé depuis long-temps: c'étaient les champs, la nature. Alors, par un calcul de l'expérience et du goût, il a dit: Il faut aller là, c'est une terre neuve. Mais a-t-il chanté la campagne parce qu'elle ravissait son âme? Hélas! non! Dans son poëme sur les Jardins, il peint les impressions, et, si l'on peut le dire, les sites de la ville. Dans son Homme des champs, il décrit une partie de trictrac beaucoup plus longuement qu'un verger, un ruisseau. Il n'a pas cette émotion de Virgile, cet amour des champs. Ses retours, ses apostrophes, ses élans de l'âme, appartiennent toujours aux souvenirs, aux passions, aux idées du monde, de la cour. Souvent ce sont des sentimens nobles et doux qui l'ont animé; mais enfin c'est la vie sociale, et non la vie champêtre qui le préoccupe.

Virgile serait, au besoin, un maître de botanique. Ouvrez Virgile, vous ne trouverez pas une épithète qui ne prenne la nature sur le fait.

Cùm vere rubenti

Candida venit avis longis invisa colubris.

Au sortir de cette enceinte, vous pourrez vérifier l'expression du poëte, en voyant sur les

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