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qu'était alors la société en Angleterre, et ce qu'elle était en France. En France, le pouvoir était souverain, illimité; mais l'opinion était singulièrement libre et novatrice. En Angleterre, le pouvoir était contesté; son droit même naissait d'une action démocratique; et cependant il y avait dans les formes générales quelque chose de régulier, de hiérarchique, de dominant, qui semblait asservir et intimider les esprits, au milieu même de l'indépendance politique qui leur était laissée. Cela devait être : une révolution avait été faite en Angleterre par une aristocratie toute puissante, que ce grand essai de sa force avait rendue plus impérieuse. Les wighs avaient changé le pouvoir en Angleterre; mais ils n'avaient pas changé le pouvoir des wighs. La royauté avait été déplacée par la noblesse; il restait donc une imposante coalition de toutes les grandes fortunes, et de tous les grands noms de l'Angleterre; et au-dessous de cette autorité prédominante, s'agitait avec plus de bruit que de puissance le flot populaire.

Des exemples vous feront mieux sentir ce que je cherche à exprimer. En France, depuis Louis XIV, qui prit plaisir à élever sa nation, sans rien abandonner de son pouvoir, et même en l'exagérant, les lettres avaient commencé à devenir une dignité. Louis XIV disait à Boileau: «Souvenez-vous » que j'aurai toujours une demi-heure à vous

» donner. » Et je ne sais quel est le seigneur de la cour auquel il aurait dit davantage.

La protection accordée aux lettres était un éclat pour le trône. Les lettres elles-mêmes étaient la seule liberté publique, alors autorisée. En Angleterre, au contraire, la liberté publique étant réelle pour les pouvoirs politiques, on s'inquiétait fort peu de la demander aux lettres. Les plus grands poëtes de l'Angleterre, au lieu d'être admis à l'entretien de la reine Anne ou de Georges I, recevaient d'un ministre une pension sèchement accordée.

Telles étaient les mœurs, qu'il ne paraissait pas mal séant à un poëte anglais du dix-huitième siècle, de présenter à quelque lord une bien respectueuse dédicace, que j'allais appeler une pétition; puis de recevoir directement, métalliquement, un salaire de son humble hommage.

Citons un exemple entre mille. Thompson, ce poëte naturel et vrai, ce premier chantre des montagnes d'Écosse, né pauvre, destiné d'abord à l'état ecclésiastique, mais bientôt au milieu de la controverse, saisi de je ne sais quel mouvement poétique qui lui fait un jour traduire en beaux vers un psaume, au lieu de le commenter théologiquement, Thompson est conduit à Londres par cet instinct, cette vague espérance du talent; il nous raconte lui-même qu'il manquait de

souliers, et n'avait pas d'asile. Il était cependant porteur de ce chant de l'Hiver, le plus beau de ses saisons; il trouve à grande peine un libraire qui consente à l'imprimer; et il le dédie à sir Spencer Compton. On était si préoccupé des affaires politiques, si dédaigneux de la poésie, que les vers admirables de Thompson restèrent d'abord ignorés du public et du protecteur que le poëte avait invoqué. Enfin l'ouvrage fut lu, vanté; et Thompson, enhardi par ce commencement de succès et par sa misère, se décide à se présenter chez sir Spencer. Il faut l'entendre lui-même raconter son audience (1).

Je vous ai écrit l'autre jour que j'avais vu sir Spencer samedi matin. Quelqu'un, sans m'en prévenir, lui avait parlé de moi. Il répondit que je n'étais jamais venu le voir. Alors on lui demanda s'il lui serait agréable que je me présentasse chez lui. Il répondit que oui; on me donna une lettre d'introduction. Sir Spencer me reçut avec ce qu'on appelle des manières polies, me fit quelques questions sur des lieux communs, et me donna vingt guinées. Je ne manquai pas de répondre que ce présent avait plus de valeur que mon ouvrage, et que j'en devais avoir obligation à sa générosité plutôt qu'à mon mérite.

Si vous songez, Messieurs, quel rang occupait en France la littérature au dix-huitième siècle;

(1) Ce récit est emprunté d'une spirituelle notice de M. de Barante sur Thompson.

combien on ménageait Voltaire, même en décrétant ses livres; quelle considération s'attachait à Duclos et à d'Alembert: si vous vous rappelez les mémoires de Marmontel, l'admiration que Marmontel inspirait, et les égards qu'il trouvait dans le monde, ne serez-vous pas frappés d'un grand contraste entre la France et l'Angleterre? C'est qu'en France, à défaut de toute liberté légale, la littérature était devenue un pouvoir politique : la mode, l'engouement venaient s'y joindre dans une société spirituelle et désoccupée. De là, ce culte pour le talent, et cette admiration que l'on avait dans le dix-huitième siècle pour une foule d'hommes célèbres maintenant ignorés, ou du ́moins très-peu lus. Sous ce rapport, le dix-huitième siècle, si remarquable en France par le mouvement général des esprits, et la présence de quelques rares génies, fut l'âge d'or de la littérature médiocre.

On peut donc le dire, si les hommes de lettres ont travaillé, comme on les en accuse, à altérer la forme de l'ancienne monarchie, ils ont véritablement conspiré contre eux-mêmes. Car il n'y a pas de doute que là où des intérêts politiques publiquement et légalement défendus autorisent un talent qui efface le talent littéraire, qui passionne bien autrement les esprits, qui les intéresse bien plus utilement, qui leur paraît une

force et un droit, au lieu d'un amusement oisif, le bel esprit doit perdre beaucoup. Pour se soutenir avec avantage, il faut qu'il se transforme et qu'il s'élève.

Dans le dix-huitième siècle, les hommes de lettres en France avaient quelque chose du rang des lettrés de la Chine; ils étaient le grand corps, le corps dominant; on leur savait gré de leur docilité, et on avait peur de leur résistance. Sous la monarchie absolue, ils avaient une indépendance privilégiée, dont ils usaient quelquefois avec une hauteur applaudie par le public. Sous l'aristocratie anglaise, au contraire, la littérature nous paraît, à la même époque, timide et respectueuse. Thompson, et Thompson pauvre et encore inconnu, ne sera pas le seul exemple de cette humilité du génie devant la richesse et le crédit. Je choisirai le plus mélancolique, le plus austère des poëtes anglais, ce religieux Young, qui semble à notre imagination avoir passé sa vie dans les tombeaux, n'avoir médité que sur la vanité des grandeurs humaines. Faut-il le dire? Young employa grande partie de son temps et de sa verve à composer une multitude de dédicaces; il débuta par en adresser une au duc de Wharton, lord-lieutenant d'Irlande, que Pope a désigné comme le plus scandaleux des hommes puissans. Avec une sorte de candeur, le simple, le timide, mais am

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