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rin. Celui-ci devait témoigner une grande déférence à l'homme illustre qu'il s'étudiait à imiter. De son côté Plutarque, naturellement bienveillant, marquait beaucoup d'estime pour ce jeune émule doué de si brillantes facultés.

En effet, toutes les fois que dans ses ouvrages Plutarque parle de Favorin, il montre qu'il faisait de lui le plus grand

cas.

Les OEuvres morales mentionnent à trois reprises le nom de Favorin.

Plutarque le met en scène dans les Symposiaques.

Nous avons dit que l'on faisait, en ce temps-là, de la philosophie à tout propos. Quoi de plus naturel que d'en faire à table? La littérature, reine partout adulée, aimait à trôner dans la salle à manger.

Plutarque recueille tout ce qui s'est dit de remarquable ou de curieux dans les festins auxquels il a pris part. Le plus souvent c'est lui qui donne à souper dans sa maison de Chéronée. Il réunit autour de sa table son père, son aïeul, ses frères Lamprias et Timon, ses fils Autobule et Lamprias, ses parents ou ses alliés Craton, Firmus, Alexion, ses amis Métrius Florus, Philinus, Sossius Sénécion. D'autres fois, il est lui-même invité chez ses amis d'Athènes, de Delphes ou de Corinthe. Les convives qu'il reçoit ou ceux avec lesquels il se rencontre sont des gens qui appartiennent à toutes les professions. Il y a les grammairiens Théon, Apollophane, Protogène; les rhéteurs Glaucias, Dorothée, Sospis; des philosophes de toutes les écoles : des stoïciens. des épicuriens, des péripatéticiens. Les médecins abondent: Philon, Zopyrus. Tryphon, Moschion, Athruilatus de Thasos, Nicias de Nicopolis. Et il vient encore, tantôt un poète couronné aux jeux pythiques, tantôt un musicien, tantôt un géomètre.

Cette diversité parmi les convives explique la variété des sujets qu'ils abordent dans leurs entretiens. On traite véritablement de omni re scibili. On cherche à résoudre de sérieux problèmes de philosophie, de morale ou d'histoire. Puis on

agite les questions les plus étonnantes. On se demande si c'est l'œuf qui a précédé la poule, ou si c'est la poule qui a devancé l'œuf. Pourquoi la lettre A est-elle la première lettre de l'alphabet ? Les étoiles sont-elles en nombre pair ou en nombre impair? La présence de tous ces médecins met fréquemment sur le tapis, ou plutôt sur la nappe, des questions de physiologie, d'histoire naturelle ou de physique. Est-il vrai, comme Platon l'a prétendu, que, quand on boit, les liquides passent par la trachée-artère et s'introduisent dans les poumons? Le poisson appelé rémora a-t-il le pouvoir d'arrêter les navires? Pourquoi les arbres résineux ne se reproduisent-ils pas par la greffe ? Pourquoi la glace se conserve-t-elle quand elle est enveloppée dans de la paille ou des étoffes? On descend quelquefois à de simples particularités de savoir-vivre : Celui qui donne à dîner doit-il assigner des places à ses invités ou les laisser se mettre chacun à sa guise? Est-il séant d'aller souper chez quelqu'un sans être prié soi-même, lorsqu'on est conduit par un invité ?

Après le repas, Plutarque dresse une sorte de procès-verbal dans lequel il consigne les opinions émises inter pccula. Ces dissertations ainsi rédigées, il les réunit, les divise en neuf livres, en l'honneur des neuf Muses, et en compose un ouvrage qu'il adresse, sous le titre de Συμπωσιάκα προβλημάτα, à son ami Sossius Sénécion,

C'est à la fin de son huitième livre qu'il rend compte d'un entretien auquel Favorin a participé.

On se trouvait alors aux Thermopyles. On était là probablement en villégiature. Peut-être y prenait-on les eaux (1). Plutarque avait près de lui ses fils et Florus, un de ses plus intimes amis. On avait apporté les Questions physiques d'Aristote. Pendant la journée, on était allé faire une longue

(1) Il y avait près du célèbre défilé des Thermopyles des sources d'eau thermale. Au nombre des grands travaux d'utilité publique entrepris par Hérode Atticns, Philostrate mentionne des piscines (xoduμór0pac) qu'il fit construire dans l'intérêt des malades.

promenades, et l'on avait pris grand plaisir à résoudre diverses difficultés suggérées par la lecture de ce livre.

Le soir, au souper, Aristote occupait encore tous les esprits. Quelqu'un met en avant cette singulière question traitée par le philosophe : « Pourquoi ne faut-il pas ajouter foi aux songes que l'on fait en automne ? »><

Remarquons que le fait même de soumettre à un examen sérieux une telle question, caractérise bien l'époque. Les intelligences les plus éclairées restaient accessibles à des croyances superstitieuses. Il ne vient à aucun des interloluteurs l'idée de dire « Mais avant d'examiner s'il faut se méfier des songes d'automne, voyons d'abord si ceux des autres saisons méritent plus de confiance. >>

Non, tout le monde s'accorde à regarder les rêves comme fatidiques. Il n'y a de mensongers que ceux de l'automne. La chose est certaine ce qui fait naître des doutes, c'est seulement la cause du phénomène. Il faut la trouver. Et voilà nos philosophes qui se donnent carrière.

Les fils de Plutarque, tout d'abord, émettent l'avis que cette cause a été suffisamment expliquée par Aristote et qu'il est inutile d'en chercher une autre. D'après Aristote, l'inanité des songes d'automne doit être imputée aux fruits que cette saison fait mûrir. Le vin nouveau entre en ébullition, l'huile nouvelle crépite dans les lampes ; de même les fruits récemment venus à maturité, encore frais, pleins de sucs, sont sujets à fermenter et ils engendrent dans le corps des vapeurs qui en troublent l'économie. Certains aliments rendent le sommeil agité, provoquent des rèves pénibles : tels sont les fèves et la tête du poulpe que l'on interdit à ceux qui veulent faire de la divination par les songes. Les fruits d'automne produisent un effet du même genre.

Favorin, qui était en train de traiter une autre question, s'interrompt pour écouter et intervient à son tour dans la conversation. Il était, nous dit Plutarque, fervent admirateur

d'Aristote (1). Il commence par déclarer que l'opinion du philosophe péripatécien ne lui parait pas dénuée de vraisemblance. Mais, en même temps, comme quelqu'un qui se mettrait à nettoyer un vieux tableau tout obscurci par la fumée, il exhume, pour le remettre en lumière, un ancien système imaginé par le philosophe Démocrite.

Voici quelle était la curieuse théorie de Démocrite :

L'image des objets extérieurs pénètre par les pores dans l'intérieur de nos corps et s'y imprime profondément. Ces images, par leurs évolutions intérieures, suscitent les visions du sommeil. Elles sont le reflet des objets de toute nature: meubles, costumes, végétaux; mais l'impression produite par les êtres animés est beaucoup plus vive, à cause de leur mobilité et de leur chaleur. Et non-seulement de telles images retracent la forme extérieure de ces êtres, mais elle reproduisent aussi les affections et les mouvements de leur âme; en sorte qu'elles communiquent à la personne chez laquelle elles viennent s'empreindre, les pensées, les désirs, les sentiments de l'individu de qui elles émanent. Il est vrai qu'il faut, pour cela, qu'elles nous parviennent bien distinctes, sans que leur forme ait été altérée et soit devenue confuse. Il en est ainsi, pendant l'été, quand, émises par un corps échauffé, elles ont pour véhicule un air léger et calme, qui les transporte rapidement et sûrement. Mais lorsque, en automne, les arbres perdent leurs feuilles, l'air est inégal, variable, souvent très-âpre : il dénature les images, les fait dévier, ralentit leur marche et par là détruit leur netteté.

Après avoir ainsi exposé le système de Démocrite, Favorin se tourne en souriant vers les fils de Plutarque: « Je vous vois, dit-il, disposés à vous escrimer contre cette vieille théorie des images... Cesse, lui répond Autobule, de finasser avec nous. Nous ne sommes pas dupes de ton jeu. Nous comprenons bien que, désireux de voir triompher l'opinion.

(1) Δαιμονιώτατος Ἀριστοτέλους ἐραστής.

d'Aristote, tu juxtaposes celle de Démocrite comme une ombre qui doit te servir à faire briller l'autre d'un éclat plus vif. Mais nous allons, nous, combattre Aristote qui fait, avec tant d'injustice, le procès aux fruits nouveaux, ces produits. exquis de l'automne. »>

C'est vers la fin de l'été, poursuit Autobule, que les fruits mûrissent. Ils sont alors frais et succulents, et les songes, en ce temps-là, n'ont rien de fallacieux. Au contraire, quand vient la chûte des feuilles, s'il reste encore des fruits, ils se dessèchent et perdent leurs qualités excitantes. Cette saison, qui est comme la vieillesse de l'année à son déclin, est une saison critique pour les végétaux et pour les animaux, car les uns et les autres ont besoin de chaleur et d'humidité. Or, en automne, la température s'est refroidie, et la sécheresse de l'été n'a pas encore pris fin. Sous l'action de la sécheresse et du refroidissement, les arbres se dépouillent de leurs feuilles c'est par là que se trahit leur état de souffrance. Ce temps froid et sec n'est pas moins défavorable aux êtres animés ils sont alors plus facilement sujets aux maladies. L'âme sympathise forcément avec le corps; elle subit les mêmes influences. Si le fluide vital se refroidit, la faculté divinatrice s'obscurcit, ainsi qu'un miroir terni par des vapeurs. L'âme, comme si elle était recouverte d'un voile, perd, aussi bien que ce miroir terni, la propriété de réfléchir, et c'est pour cela qu'elle ne peut plus avoir des visions nettes, claires et sûres. Les fruits n'y sont donc pour rien, et nous aurions tort de calomnier davantage ces doux présents que les Dieux nous ont faits.

Plutarque termine là son récit et ne dit pas si Favorin essaya de réfuter les arguments d'Autobule. Peut-être a-t-il voulu, dans son amour-propre de père, laisser croire que Favorin tint Aristode pour battu, et les fruits d'automne pour bien et dûment réhabilités.

Le nom de Favorin se trouve encore cité par Plutarque. dans l'ouvrage qu'il a intitulé Pouaxx, Choses romaines.

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