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nous elle a devancé et préparé en partie; elle n'a pas même pu retarder la corruption de la langue, tandis qu'en France elle en a hâté la maturité.

Le seizième siècle avait beaucoup pensé, beaucoup écrit sur la langue française; il en avait fait la grammaire, non-seulement en latin, mais même en français. Il avait essayé d'en faire le dictionnaire, la rhétorique, la poétique. Il avait parcouru tout l'intervalle compris entre les plus humbles questions de l'orthographe, de la ponctuation, de l'accentuation, et les problèmes les plus relevés de la philologie comparée. Dans cet ordre de recherches, on rencontre à côté des érudits de profession les esprits les plus distingués du siècle: Rabelais, Amyot, Montaigne, du Bellay, Ronsard, H. Etienne, Pasquier. Il n'est aucun d'eux qui n'ait émis quelque idée importante et bonne, sinon à prendre, du moins à méditer. Mais, faute d'union et de concert, toutes ces vues restèrent éparses, isolées; il n'en sortit pas un système. La pléiade seule, en se serrant autour d'un chef, aurait pu agir avec ensemble; mais, au sa même de la pléiade, il y eut pour le maître plus d'enthousiasme que de subordination. Plus d'une fois, il fut obligé d'infliger un désaveu aux disciples téméraires qui compromettaient ses théories en les exagérant. Aussi, plus laborieuse que féconde, cette période ne parvint pas à créer un art, un goût, un langage qui lui fussent propres. Bien loin d'avoir fermé pour la langue française l'ère des révolutions,

elle fut témoin peut-être d'un plus grand nombre de vicissitudes qu'aucun des âges précédents.

Franchissons un demi-siècle, et, après avoir salué sur la route Malherbe, Balzac, Vaugelas, arrivons à ce moment dont la date ne peut être marquée par un chiffre, mais se trouve comprise entre le Discours sur la Méthode et les Provinciales. Que trouvonsnous alors? Une langue française régulière, précise, forte, arrêtée dans ses formes, dans sa syntaxe, dans son génie; propre pour tous les services de la poésie et de l'éloquence; capable de porter sur un fond uniforme et solide toutes les qualités diverses que crée le libre génie des écrivains. Dès lors, ils parlent un langage que nous reconnaissons toujours pour le nôtre; ils s'entendent entre eux, et se font entendre de nous. Au contraire, les meilleurs auteurs du 16° siècle nous paraissent souvent obscurs; et quand ils ne nous embarrassent pas, ils nous étonnent. Il y a dans leur physionomie quelque chose d'étrange, qui n'a pas nui peut-être à leur réputation d'originalité. L'industrie de traduire du français en français, industrie florissante encore au temps de Marot, de Vigenère, de Moulinet, est ruinée pour toujours : il est superflu de rajeunir ce qui n'a pas vieilli, d'expliquer ce que chacun comprend. Il y a eu sans doute des variations, des innovations depuis cette époque : le progrès des sciences et des arts, les rapports plus fréquents avec les nations étrangères, les changements survenus dans la politique et dans la forme du gouvernement, voilà

bien des causes qui ont dû introduire dans le langage des éléments nouveaux. Toutefois, qui oserait dire que la langue de Pascal et de Racine, de Fénelon et de Boileau, ait cessé d'être la vraie langue française, et qu'elle ne doive plus avoir cours que comme ces vieilles médailles dont l'antiquité fait tout le prix ?

Que s'était-il passé durant ce demi-siècle, pour produire un tel résultat, pour mettre l'ordre et l'harmonie à la place de l'incertitude et de la confusion? Deux esprits puissants et créateurs, Corneille et Descartes, avaient, par un coup de génie, fait voir à quelle hauteur la langue française pouvait s'élever. Mais leur action ne suffit pas pour expliquer tout. Ils avaient eu pour auxiliaires, on pourrait dire pour précurseurs, des grammairiens, des hommes d'étude dont l'action moins éclatante, mais persévérante et combinée, s'était fait sentir jusqu'au fond de la société. Les controverses qui tourmentèrent le 16me siècle avaient donné de l'expérience et mûri la raison. On avait reconnu que l'accord vaut mieux que la dispute; il s'était formé une grande école, forte par le nombre, par le talent, par le travail, mais surtout par l'union et la discipline. C'est elle qui coordonna les idées auparavant sans lien, et les réunit en un faisceau. L'Académie fut le centre où s'élabora ce système; Vaugelas tint la plume qui le rédigea.

Né à Chambéry en 1585, mort en 1650, Claude de Vaugelas a laissé une réputation modeste, et un ba

gage littéraire assez léger: une traduction de QuinteCurce, des Remarques sur la langue française, voilà tout. Cependant il a exercé une grande influence; son autorité a eu longtemps un poids considérable, et de nos jours, son nom se trouve encore mêlé aux discussions grammaticales et littéraires. C'est que Vaugelas a résumé les doctrines d'une époque qui plus qu'aucune autre a agi sur les destinées de la langue française; c'est qu'en jugeant son œuvre, on juge à la fois toute une génération dont-il a eté l'interprète, et la génération la plus curieuse du langage. Car il est digne de remarque qu'au temps de Richelieu, les recherches. grammaticales n'intéressaient pas seulement un petit nombre de savants et d'hommes de lettres; elles étaient en quelque sorte une préoccupation publique. Cette partie de la société qu'on nomme le monde prenait une part active.

y

Avant d'être couchées par écrit dans les ouvrages des grammairiens, les règles étaient discutées dans les cercles. On y causait grammaire comme en d'autres temps on y raisonna philosophie ou politique. On voit par les lettres de Balzac et de Voiture, qui étaient les journaux du temps, avec quelle curiosité étaient reçues les nouvelles grammaticales. Le sort d'un mot ou d'une phrase suscitait des intrigues, des cabales, et devenait presque une affaire d'Etat. Richelieu lui-même trouvait du temps pour noter de sa main sur les requêtes qu'on lui présentait, des fautes de style; il employa plus

d'une fois sa toute-puissance à faire adopter une locution qu'il aimait.

Au xvIIIe siècle, on put, sans inconvénient, songer à faire la métaphysique du langage, traiter de son origine divine ou humaine, chercher les moyens de le ramener à l'unité pour tous les peuples, de créer un idiome cosmopolite, qui fût intelligible pour tous les hommes, comme la voix même de la raison, qui ne parle ni grec, ni scythe, ni barbare, suivant la belle expression de Mallebranche.

Au temps de Richelieu, on n'avait pas le loisir de se livrer à ces spéculations hasardeuses; un soin plus pressant occupait les esprits: il fallait organiser la langue, la fixer, lui faire prendre son pli: aussi la grammaire positive passait avant tout le reste. On débattait les règles de l'orthographe, celles de l'accord et de la construction; on discutait la préséance du substantif ou de l'adjectif; on prédisait à jour fixe la réception des mots; on en faisait un choix, un triage. On travaillait partout à cette tâche plus utile qu'illustre.

Les réunions de l'hôtel de Rambouillet, de PortRoyal, de l'Académie, qui commençaient alors; celles de la Cour, qui devenaient plus animées, accordaient toutes à la grammaire une place honorable. Si elle eut à partager avec la politique et l'intrigue à la cour, avec la métaphysique galante à l'hôtel de Rambouillet, avec la théologie à Port-Royal, elle régna seule et sans rivale à l'Académie.

Nous avons insisté sur ces détails, parce qu'il im

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