Page images
PDF
EPUB

nie, puisque, selon lui, l'usage fait beaucoup de choses par raison, beaucoup sans raison, beaucoup même contre raison, et qu'il ne faut pas laisser de lui obéir (1). Cette abnégation est méritoire sans doute à une époque de ferveur grammaticale. Mais dans cette déférence sans borne à l'usage, y a-t-il autant de sagesse que d'humilité?

Si l'usage, dans son inconstance, ne différait en rien de la mode volage et capricieuse, il serait imprudent de faire sur lui trop de fond. Il serait facile de le combattre par l'argument de Pascal : Vérité aujourd'hui, erreur demain; crime dans le voisinage du pôle, vertu sous l'équateur. Mais, variable et changeant comme la mode, il s'en faut beaucoup que l'usage soit bizarre et inconséquent comme elle. S'il est toujours en route, selon la vieille expression de Varron, gardez-vous de croire qu'il marche au hasard. Nous ne pouvons pas toujours découvrir le but mystérieux qu'il poursuit ; mais la faute en est surtout à l'insuffisance de nos lumières. Il y a plus de rapports qu'on ne le croit généralement entre la logique instinctive du langage et la logique réfléchie de la grammaire ; et quand on dit que l'usage fait beaucoup de choses sans raison ou contre raison, il faut entendre contre cette raison grossière, matérielle, à la portée du vulgaire, mais non pas contre cette raison plus profonde et plus subtile, que les délicats et les habiles

(1) Préface, p. 41-44.

peuvent seuls saisir et comprendre. La grammaire, comme l'histoire, a sa philosophie, par laquelle s'expliquent bien des accidents et des phénomènes qui paraissent étranges au premier coup d'œil, et un examen approfondi découvre presque toujours que ces prétendues irrégularités sont justifiées par l'énergie, ou la vivacité, ou la brièveté qu'elles donnent au discours. Vaugelas ne l'ignore pas; car, après nous avoir dit que l'usage, comme la foi, oblige à croire simplement et aveuglément, sans que notre raison y apporte sa lumière naturelle, il se hâte d'ajouter que si toutefois nous voulons raisonner sur cette même foi, nous ne laissons pas de trouver de la raison aux choses qui sont par-dessus la raison (1). Plusieurs fois, il cherche lui-même à saisir cette raison mystérieuse qui échappe à la foule, et il parvient à absoudre l'usage de ses apparentes bizarreries (2).

Il y a encore un autre motif qui empêche d'assimiler l'usage à la mode. Il est dans l'essence de la mode de changer pour le seul plaisir du changement; celle d'hier n'engage à rien pour aujourd'hui ni pour demain. On ne peut constater que la mode d'un instant, et jamais celle d'une époque un peu étendue. Au contraire, il entre dans l'usage un élément

[ocr errors]

(1) Préface, p. 42. (2) Remarques, II, 121, 429. Les académiciens, dans la préface de la première édition de leur dictionnaire, font remarquer à ce propos que chez les Grecs, le nom de la raison se confondait avec celui du langage (os).

de durée. Nous avons besoin d'entendre nos devanciers, qui nous parlent par leurs livres, comme nous espérons parler nous-mêmes à la postérité. Un âge ne saurait répudier sans préjudice pour lui-même le langage des âges qui l'ont précédé. Ce qui change d'une génération à l'autre ne peut être qu'une faible fraction de ce qui demeure, et l'usage une fois reconnu et déterminé, opposera de lui-même une forte résistance aux innovations; elles ne pourront s'établir que par une victoire difficile et disputée, et elles n'auront chance de vaincre que lorsqu'elles seront devenues une nécessité. Constater l'usage, c'est donc jusqu'à un certain point le fixer; et l'œuvre que Vaugelas a entreprise ne sera pas éternellement à refaire, surtout si elle a été accomplie dans des circonstances favorables et à un moment bien choisi. La doctrine de la suprématie de l'usage ne convient pas à tous les pays ni à tous les temps. Elle aurait peut-être quelque peine à se faire accepter dans ces pays qui n'ont point de centre, point de vie commune, point d'unité; dans ces pays où le sentiment individuel est développé outre mesure. Là il faudrait une lutte opiniâtre pour avoir raison de la fantaisie et du goût particulier. Telle n'était point la France de Richelieu si elle marchait avec une certaine répugnance à l'unité politique, elle allait d'elle-même à l'unité intellectuelle; et dans la littérature, elle com. mençait à reconnaître volontiers la supériorité de tous sur chacun. D'une autre part, il y a pour les langues une période de formation et un point de maturité.

Pendant longtemps elles travaillent à se débrouiller; on reconnaît à leurs hésitations, à leurs tâtonnements, qu'elles se cherchent encore. La grammaire n'est pas faite, elle se fait peu à peu, elle ne saurait avoir l'autorité d'une science achevée. Mais lorsqu'une langue a atteint l'âge mûr, qu'elle est formée, qu'elle se sent dans toute sa force, elle comprend qu'il lui est plus nécessaire de se maintenir que de se développer. Alors le rôle de la grammaire cesse d'être subalterne; elle devient un pouvoir conservateur, elle devient la conseillère et la tutrice de l'usage, dont elle était sujette; auparavant c'était à elle de céder en cas de conflit, maintenant elle a ses droits avec lesquels il faut compter.

Lorsque Vaugelas prit l'usage pour suprême arbitre du langage, il était temps encore : ce moment, à partir duquel un idiome est fixé, n'était pas venu pour la langue française, mais il était proche; on en était aux derniers jours du règne de l'usage; celui de la grammaire allait bientôt commencer. Au reste, ce n'est pas une petite tâche qu'il entreprenait. Comment s'y prendre pour constater l'usage? Comment se décider, quand les sentiments ne sont pas d'accord? Comment recueillir les voix? qui se chargera de compter, et surtout de peser les suffrages? Donnera-t-on gain de cause à la pluralité, ou à l'élite des avis? N'y a-t-il pas un bon usage à discerner du mauvais? n'y a-t-il pas des habitudes sérieuses à distinguer des caprices passagers? ne faut-il pas de la prudence et du goût pour appli

[blocks in formation]

quer sainement la règle de l'analogie? Il est clair qu'à chaque incertitude, on ne pourra pas en appeler à l'opinion publique. On ne la consulte pas sur un point de doctrine soit morale, soit littéraire, comme sur une question de nom propre; et surtout on ne la consulte pas sur une multitude de points minutieux et obscurs. Cependant, c'est à elle seule qu'il appartient de décider. Dans cet état de choses, Vaugelas a senti qu'il fallait avoir recours à une mé. thode indirecte : découvrir le sentiment de la majorité, en n'interrogeant que le petit nombre, tel était le nœud de la question. Voyons comment il a procédé pour le résoudre.

Les livres des bons auteurs, ceux des gens savants en la langue, le parler de la Cour: voilà d'où se déduit l'usage. Ce sont comme trois tribunaux distincts; mais la sentence qui émane de l'un deux a besoin, pour avoir force de loi, d'être adoptée et confirmée par les deux autres (1). Vaugelas n'est exempt d'inquiétude et de scrupule que lorsqu'il trouve d'accord ces trois autorités. Sans prétendre les classer, établir entre elles une hiérarchie précise, il marque avec soin les limites de leur compétence, et la valeur de leurs décisions. En cas de conflit, ce sont les grands écrivains qui doivent l'emporter, malgré la haute estime qu'il professe pour la Cour, et qui lui a été si souvent reprochée. La Cour n'a la

(1) Voir préface, p. 19-25.

« PreviousContinue »