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LANGUE RUSSE.

LA PESTE DE MOSCOU,

.PAR ZAGOSKINE.

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Traduit en français par les élèves de la pension de demoiselles nobles, dirigée par madame Louise Bigot, à laroslaw '.

L'année 1771 est mémorable pour les habitants de Moscou : elle fut une des plus pénibles pour notre ancienne capitale, et à présent les vieillards, en parlant du passé, disent encore : « Cela est arrivé deux ans << avant la peste de Moscou; c'était l'année même de la peste. »En s'exprimant ainsi, ils sont sûrs qu'ils déterminent avec une grande exactitude l'époque de l'événement. De nos jours encore les anciens Moscovites se rappellent avec effroi cette année calamiteuse, à laquelle, selon eux, on ne peut guère comparer que la dévastation exercée par les Français en 1812.

Je suis presque de cet avis en 1812, en contemplant l'immense place de cendres qui fut Moscou, ces milliers de maisons détruites et brûlées, vous pûtes sans peine croire que, si leurs habitants les brûlèrent de leurs propres mains et anéantirent ainsi une partie de leurs biens, ce sacrifice les sauva eux-mêmes et

sauva peut-être aussi la gloire, la
puissance et l'indépendance de leur
patrie. Cette pensée consolante,
cette pensée qui élève l'àme, jette
un voile enchanteur sur les ruines
de Moscou, et fait contempler, non
avec tristesse, mais avec orgueil et
piété, ces saints amas de pierres,
ce vaste tombeau des ennemis de la
Russie.

Demandez à celui qui a vu Moscou
après la retraite des Français, si
cette pensée n'a pas été pour lui un
ange consolateur, même sur les
ruines de sa propre maison.

En 1771, Moscou ne fut pas incendié, les débris des maisons ne fumèrent pas dans les rues, les maisons restèrent sur leur ancien emplacement; mais ces portes clouées, ces fenêtres fermées de planches, cette enseigne de mort, une croix rouge sur la porte cochère des maisons infectées, qui, comme deux rangées d'immenses cercueils, s'étendaient de chaque côté des rues; n'était-ce

1 Des circonstances imprévues obligent l'auteur de ce livre à ne donner que la traduction de ce morceau.

De la traduction.

De la traduction.

pas cent fois plus effrayant qu'un | morts auprès des églises de la ville. incendie?

Ajoutez à cela un désordre presque complet, un silence de tombeau dans les faubourgs, les cris furieux du peuple révolté dans l'intérieur de la ville, cette foule insensée qui, s'enivrant du sang de ceux qui ne songeaient qu'à la sauver, volait, détruisait les cabarets, et couvrait de cadavres empestés les rues désertes de Moscou. Représentez-vous tout cela, et vous conviendrez que la calamité de 1771 fut plus affreuse pour les Moscovites que le désastre de 1812, qui fut le commencement et peut-être la principale cause de la délivrance de toute l'Europe.

Dans les temps de troubles, les trompeurs et les fripons profitent de la crédulité des hommes. Un ouvrier drapier se mit à raconter que le mal venait de ce que personne, non- seulement n'avait pas chanté de Te Deum ', mais n'avait pas même allumé un cierge devant l'image de la Mère de Dieu, à la porte Sainte-Barbe.

Malgré l'absurdité de ce conte, ou, pour mieux dire, parce que tout y contredisait la foi véritable et le sens commun, le peuple insensé se précipita en foule sur la porte Sainte-Barbe, se mit à y chanter des Te Deum continuels; sains et malades, tous y accouraient de tous les bouts de Moscou, s'infectant les uns les autres, et, rapportant la mort dans leurs maisons, faisaient périr des familles entières.

Dans ces temps malheureux, le 15 septembre, de grand matin, un char attelé de trois chevaux suivait au pas le grand chemin d'Iaroslaw;

La peste orientale, que le bas peuple nomme si expressivement la contagion, parut Moscou dès 1770; elle régnait en Moldavie et en Valachie, que nos troupes occupaient dans ce temps. Les communications fréquentes des habitants de Moscou avec l'armée d'opération furent sans doute la cause de l'ap-il portait un marchand au cafetan parition de la peste, d'abord dans la Petite-Russie, puis à Moscou. Les mesures prises par l'autorité semblèrent l'avoir arrêtée complétement; mais, l'année suivante, c'està-dire en 1771, au mois de mars, elle reparut avec une telle intensité, qu'en septembre le nombre journalier des morts allait jusqu'à mille personnes. Tous les efforts tentés pour arrêter le mal furent sans succès.

de fin drap bleu, sur lequel était jetée une pelisse en renard de haut prix.

Au premier regard jeté sur sa barbe blanche comme neige, et sur son front élevé, couvert de rides, on l'eut pris pour un vieillard presque nonagénaire; mais la vie qui

Le mot Te Deum, bien que généralement usité en Russie pour renLe peuple s'irritait contre l'éta-dre le mot Molébème, nous semble blissement des quarantaines, la rendre tout autre chose que le mot fermeture des bains, et surtout russe; mais nous l'employons, faute contre la défense d'enterrer les d'autre.

brillait dans ses yeux, de temps en | moi-même y allumer un cierge. Dieu du ciel! que de monde, que de monde! On s'écrasait les uns les autres. On dit que maintenant il meurt plus de monde qu'auparavant.

temps tristes et pensifs, sa taille droite, élancée, ses joues non encore flétries, tout montrait que ce n'étaient point les années, mais les chagrins, qui avaient creusé ces profondes rides sur son visage et couvert, avant l'heure, sa tête de cheveux blancs.

Et ce n'est pas étonnant, l'ami! Cette maladie est contagieuse. Maintenant la route descend, poursuivit

cher.

Le soleil commence à darder, | le marchand; va plus vite, mon dit le voyageur en laissant tomber sa pelisse. Eh! l'ami, reprit-il en s'adressant au cocher, voilà déjà quatre verstes que tu fais au pas. N'est-il pas temps d'aller plus vite?

Attends, maitre. Quand nous aurons traversé ce village, nous marcherons; vois quelle boue sur le chemin : c'est à ne pas le voir.

Les voyageurs arrivèrent au village de Pouchekine. Çà et là des chiens maigres aboyaient, et des

Un instant, maître, répondit le postillon en montant la côte nous prendrons le trot. Mais pour-veaux affaiblis par la faim se traiquoi ètre si pressé ? Maintenant tout le monde quitte Moscou, et peu de gens s'y rendent.

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un marchand de Rostoff.

naient dans les rues. Mais nulle
part on n'entendait voix humaine,
pas une cheminée ne fumait : tout
était tranquille, mort comme
minuit.

Qu'est-ce que cela, l'ami? de

-Il y a cinq jours, j'y ai conduit manda le marchand. Dormirait-on encore dans les maisons? Le soleil me parait être haut.

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- Eh bien, cela va-t-il mieux? Comment mieux? La peste y est plus forte que jamais. On y meurt comme des mouches. On n'a pas le temps de faire les cercueils.

Mon Dieu, mon Dieu, murmura le marchand, ne me punis pas de mes péchés !

Nous avons irrité le Seigneur, continua le postillon. Mais as-tu entendu dire, maitre, qu'une image e la sainte Vierge est apparue sur la porte Sainte Barbe?

dire.

Dormir! répliqua le postillon en branlant la tête. Tous les habitants de Pouchekine sout morts.

- Serait-ce possible! Tous, sans exception?

- Tous, p tits et grands; il n'est pas resté àme vivante dans tout le village.

- Tous sans exception, répéta le marchand à voix basse. Peut-être qu'il y a trois jours, dans cette chaumière, un père admirait encore sa famille une mère soignait ses en

Non, je ne l'ai pas entendu fants....

....

Et à présent, poursuivit le
A mon dernier voyage, j'ai été | postillon, il n'y a personne pour

De la traduction.

De la traduction.

fermer la porte-cochère; là demeurait mon compère Thadée, riche paysan...et quelle famille il avait! Six fils, l'un plus beau que l'autre. Il y a quinze jours que tous se portaient bien; et la dernière fois que je suis passé, j'ai vu le malheureux vieillard assis tout seul sur le gazon qui borde sa cabane.

Il voulut me dire quelque chose en me suivant; mais tout à coup il tomba, gémit et, devant moi, rendit son âme à Dieu.

En longeant la longue ligne des maisons des paysans, les voyageurs arrivèrent à la barrière du village. A la fenêtre de la dernière chaumière se penchait une paysanne, coiffée d'un mouchoir blanc.

- Grâce à Dieu ! dit le voyageur; enfin voilà un être vivant. Le postillon branla la tète.

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Est-ce que tu es aveugle? continua le marchand. Regarde à la dernière chaumière.

Je vois, maître, mais c'est déjà le cinquième jour qu'elle est à sa fenêtre; sans doute que la pauvrette, avant de mourir, a voulu voir encore une fois le monde du bon Dieu.

Et dire qu'il n'y a personne pour l'enlever de là !

Le marchand frissonna malgré lui en approchant de la chaumière, à la fenêtre de laquelle se tenait cette affreuse hotesse. Il mit les mains sur ses yeux, pour ne pas voir ce visage défiguré et couvert de taches noires, qui gardait l'expression de douleurs insupporta bles, de souffrances infernales.

Lorsqu'ils furent sortis du village, le postillon fouetta ses chevaux, et marcha un peu plus vite.

Mais avance donc! dit le marchand; en allant ainsi, nous resterons toute la journée en route.

-Comment me faut-il donc aller? murmura le postillon en agitant les rènes. A quoi bon se håter, maître ? Ce n'est pas pour ton plaisir que tu voyages...

-Comment le sais-tu? demanda vivement le marchand. Qu'y a-t-il maintenant de si gai à Moscou?

-J'y ai ma femme et mes enfants.

Ah! ah! attends un peu, poursuivit le postillon en se retournant vers le voyageur; serais-tu peutêtre Thadée Abramovitche-Sibiriakoff, marchand de Moscou?

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- Je l'ai adopté quand je n'avais pas encore de famille.

-Ah! ah!... Eh bien, ne te fâche pas, maitre; tu as assumé une grande responsabilité! Ce mauvais sujet de Térence est d'une insolence et d'une méchanceté sans pareilles, Te rappelles-tu que nous nous sommes arrêtés à Grand-Mitichakh, pour faire reposer les chevaux ?

Vous êtes allés prendre le thé, et moi, je suis entré boire une goutte au cabaret.

Sais-tu ce que ce roussaud a fait en mon absence? Il a débridé les chevaux. Heureusement que je me suis dépêché, car il serait arrivé un malheur. J'avais d'excellents chevaux, et ils auraient tout brisé ! Je me suis mis à le gronder; alors le drôle m'a jeté une pierre à la figure, et m'a presque crevé un œil,

- Oui, dit le marchand avec un soupir; Dieu m'a puni de mes péchés.

est comme un miroir; faut-il te faire le plaisir d'aller plus vite?

-Voyous, mon cher! Si tu arrives à Moscou pour la messe, je te donnerai un rouble de pourboire.

Merci, maître! Ton équipage est-il solide? reprit le postillon. Ohé! les amis!.... Tiens-toi bien, Thadée Abramovitche, poursuivit le postillon en tirant son fouet de sa cein ture. Allons, paresseux, gare les coups!

« Hé! Serko, tu n'avances pas!... As-tu mal aux pieds? » Notre vif postillon siffla, cria, et l'équipage roula rapidement sur le large che min. Plusieurs villages, entre autres Alexievsky, avec sa maison impériale et ses étangs unis comme glace, passèrent rapidement devant les voyageurs, et les cloches des matines ne s'étaient pas encore fait entendre, lorsque le postillon, retenant avec peine son attelage, s'arrèta à la barrière de Troitsky. Un vieil invalide s'approcha d'eux avec indifférence, et, apprenant que le marchand arrivait de l'heureuse

· Eh! maitre! Est-ce qu'il est ville d'Iaroslaw, ouvrit la barrière ton parent? Chasse-le.

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sans autres questions. « Tu es bien heureux, maitre! » dit le cocher, en fouettant ses chevaux. « A mon dernier voyage, on m'a retenu ici presque depuis midi jusqu'aux vêpres, et que de questions ne m'at-on pas faites! »

Voilà un transport qui vient à nous, dit le marchand; on ne l'a pas du tout arrêté.

–Oui, oui, poursuivit le cocher, quelle en est donc la cause?

- Il me semble, mon cher, qu'il n'y a personne pour garder notre bon Moscou.

De la traduction.

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