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il a, chemin faisant, des distractions fréquentes qui font fuir son style et dévier sa pensée; ses vers délicieux, en découlant comme un ruisseau, sommeillent parfois, ou s'égarent et ne se tiennent plus; mais cela même constitue une manière, et il en est de cette manière comme de toutes celles des hommes de génie : ce qui autre part serait indifférent ou mauvais, y devient un trait de caractère ou une grâce piquante.

La conversion de madame de La Sablière, que La Fontaine n'eut pas le courage d'imiter, avait laissé notre poëte assez désœuvré et solitaire. Il continuait de loger chez cette dame; mais elle ne réunissait plus la même compagnie qu'autrefois, et elle s'absentait fréquemment pour visiter des pauvres ou des malades. C'est alors surtout qu'il se livra, pour se désennuyer, à la société du prince de Conti et de MM. de Vendôme dont on sait les mœurs, et que, sans rien perdre au fond du côté de l'esprit, il exposa aux regards de tous une vieillesse cynique et dissolue, mal déguisée sous les roses d'Anacréon. Maucroix, Racine et ses vrais amis s'affligeaient de ces déréglements sans excuse; l'austère Boileau avait cessé de le voir. Saint-Évremond, qui cherchait à l'attirer en Angleterre auprès de la duchesse de Mazarin, reçut de la courtisane Ninon une lettre où elle lui disait : « J'ai su que vous souhaitiez La Fontaine en Angleterre ; << on n'en jouit guère à Paris; sa tête est bien affoiblie. C'est « le destin des poëtes: le Tasse et Lucrèce l'ont éprouvé. Je «< doute qu'il y ait du philtre amoureux pour La Fontaine, il « n'a guère aimé de femmes qui en eussent pu faire la « dépense. » La tête de La Fontaine ne baissait pas comme le croyait Ninon; mais ce qu'elle dit du philtre amoureux et des sales amours n'est que trop vrai: il touchait souvent de l'abbé de Chaulieu des gratifications dont il faisait un singulier et triste usage. Par bonheur, une jeune femme riche et belle, madame d'Hervart, s'attacha au poëte, lui offrit l'attrait de sa maison, et devint pour lui, à force de soins et de

prévenances, une autre La Sablière. A la mort de cette dame, elle recueillit le vieillard, et l'environna d'amitié jusqu'au dernier moment. C'est chez elle que l'auteur de Joconde, touché enfin de repentir, revêtit le cilice qui ne le quitta plus. Les détails de cette pénitence sont touchants; La Fontaine la consacra publiquement par une traduction du Dies iræ, qu'il lut à l'Académie, et il avait formé le dessein de paraphraser les Psaumes avant de mourir. Mais, à part le refroidissement de la maladie et de l'âge, on peut douter que cette tâche, tant de fois essayée par des poëtes repentants, eût été possible à La Fontaine ou même à tout antre d'alors. A cette époque de croyances régnantes et traditionnelles, c'étaient les sens d'ordinaire, et non la raison, qui égaraient; on avait été libertin, on se faisait dévot; on n'avait point passé par l'orgueil philosophique ni par l'impiété sèche; on ne s'était pas attardé longuement dans les régions du doute; on ne s'était pas senti maintes fois défaillir à la poursuite de la vérité. Les sens charmaient l'âme pour eux-mêmes, et non comme une distraction étourdissante et fougueuse, non par ennui et désespoir. Puis, quand on avait épuisé les désordres, les erreurs, et qu'on revenait à la vérité suprême, on trouvait un asile tout préparé, un confessionnal, un oratoire, un cilice qui matait la chair; et l'on n'était pas, comme de nos jours, poursuivi encore, jusqu'au sein d'une foi vaguement renaissante, par des doutes effrayants, d'éternelles obscurités et un abîme sans cesse ouvert: - je me trompe; il y eut un homme alors qui éprouva tout cela, et il manqua en devenir fou: cet homme, c'était Pascal.

Septembre 1829.

RACINE.

I.

Les grands poëtes, les poëtes de génie, indépendamment des genres, et sans faire acception de leur nature lyrique, épique ou dramatique, peuvent se rapporter à deux familles glorieuses qui, depuis bien des siècles, s'entremêlent et se détrônent tour à tour, se disputent la prééminence en renommée, et entre lesquelles, selon les temps, l'admiration des hommes s'est inégalement répartie. Les poëtes primitifs, fondateurs, originaux sans mélange, nés d'eux-mêmes et fils de leurs œuvres, Homère, Pindare, Eschyle, Dante et Shakspeare, sont quelquefois sacrifiés, préférés le plus souvent, toujours opposés aux génies studieux, polis, dociles, essentiellement éducables et perfectibles, des époques moyennes. Horace, Virgile, le Tasse, sont les chefs les plus brillants de cette famille secondaire, réputée, et avec raison, inférieure à son aînée, mais d'ordinaire mieux comprise de tous, plus accessible et plus chérie. Parmi nous, Corneille et Molière s'en détachent par plus d'un côté; Boileau et Racine y appartiennent tout à fait et la décorent, surtout Racine, le plus merveilleux, le plus accompli en ce genre, le plus vénéré de

nos poëtes. C'est le propre des écrivains de cet ordre d'avoir pour eux la presque unanimité des suffrages, tandis que leurs illustres adversaires qui, plus hauts qu'eux en mérite, les dominent même en gloire, sont à chaque siècle remis en question par une certaine classe de critiques. Cette différence de renommée est une conséquence nécessaire de celle des talents. Les uns, véritablement prédestinés et divins, naissent avec leur lot, ne s'occupent guère à le grossir grain à grain en cette vie, mais le dispensent avec profusion et comme à pleines mains en leurs œuvres; car leur trésor est inépuisable au dedans. Ils font, sans trop s'inquiéter ni se rendre compte de leurs moyens de faire; ils ne se replient pas à chaque heure de veille sur eux-mêmes; ils ne retournent pas la tête en arrière à chaque instant pour mesurer la route qu'ils ont parcourue et calculer celle qui leur reste; mais ils marchent à grandes journées sans se lasser ni se contenter jamais. Des changements secrets s'accomplissent en eux, au sein de leur génie, et quelquefois le transforment; ils subissent ces changements comme des lois, sans s'y mêler, sans y aider artificiellement, pas plus que l'homme ne hâte le temps où ses cheveux blanchissent, l'oiseau la mue de son plumage, ou l'arbre les changements de couleur de ses feuilles aux diverses saisons; et, procédant ainsi d'après de grandes lois intérieures et une puissante donnée originelle, ils arrivent à laisser trace de leur force en des œuvres sublimes, monumentales, d'un ordre réel et stable sous une irrégularité apparente comme dans la nature, d'ailleurs entrecoupées d'accidents, hérissées de cimes, creusées de profondeurs : voilà pour les uns. Les autres ont besoin de naître en des circonstances propices, d'être cultivés par l'éducation et de mûrir au soleil; ils se développent lentement, sciemment, se fécondent par l'étude et s'accouchent eux-mêmes avec art. Ils montent par degrés, parcourent les intervalles et ne s'élancent pas au but du premier bond; leur génie grandit avec le temps et s'édifie comme un palais auquel on ajouterait chaque année une

assise; ils ont de longues heures de réflexion et de silence durant lesquelles ils s'arrêtent pour réviser leur plan et délibérer aussi l'édifice, si jamais il se termine, est-il d'une conception savante, noble, lucide, admirable, d'une harmonie qui d'abord saisit l'œil, et d'une exécution achevée. Pour le comprendre, l'esprit du spectateur découvre sans peine et monte avec une sorte d'orgueil paisible l'échelle d'idées par laquelle a passé le génie de l'artiste. Or, suivant une remarque très-fine et très-juste du Père Tournemine, on n'admire jamais dans un auteur que les qualités dont on a le germe et la racine en soi. D'où il suit que, dans les ouvrages des esprits supérieurs, il est un degré relatif où chaque esprit inférieur s'élève, mais qu'il ne franchit pas, et d'où il juge l'ensemble comme il peut. C'est presque comme pour les familles de plantes étagées sur les Cordillières, et qui ne dépassent jamais une certaine hauteur, ou plutôt c'est comme pour les familles d'oiseaux dont l'essor dans l'air est fixé à une certaine limite. Que si maintenant, à la hauteur relative où telle famille d'esprits peut s'élever dans l'intelligence d'un poëme, il ne se rencontre pas une qualité correspondante qui soit comme une pierre où mettre le pied, comme une plate-forme d'où l'on contemple tout le paysage, s'il y a là un roc à pic, un torrent, un abime, qu'adviendra-t-il alors? Les esprits qui n'auront trouvé où poser leur vol s'en reviendront comme la colombe de l'arche, sans même rapporter le rameau d'olivier. -Je suis à Versailles, du côté du jardin, et je monte le grand escalier; l'haleine me manque au milieu et je m'arrête; mais du moins je vois de là en face de moi la ligne du château, ses ailes, et j'en apprécie déjà la régularité, tandis que si je gravis sur les bords du Rhin quelque sentier tournant qui grimpe à un donjon gothique, et que je m'arrête d'épuisement à micôte, il pourra se faire qu'un mouvement de terrain, un arbre, un buisson, me dérobe la vue tout entière1. C'est là l'image

1 Il faut tout dire. Si les esprits supérieurs, les génies à pic, ne prêtent pas

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