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en lui les ombres de ce passé charmant qu'il redemandait tout à l'heure au sommeil; le conteur-poëte était devant nous; nous possédions Nodier encore une fois tout entier. Depuis des années, il avait si souvent parlé de la mort, et nous l'avions en toute rencontre retrouvé si vivant par l'esprit, qu'on ne pouvait se figurer qu'il ne s'exagérât pas un peu ses maux, et à lui aussi on pourrait appliquer ce qu'on disait de M. Michaud, que la durée même de nos craintes refaisait à la longue nos espérances. On était tenté surtout de répéter avec M. Alfred de Musset:

Ami, toi qu'a piqué l'abeille,

Ton cœur veille,

Et tu n'en saurais ni guérir
Ni mourir.

Mais non, il y avait plus que la piqûre de l'abeille; l'aiguillon fatal était là. C'est trop longtemps insister et nous complaire à de gracieux retours que la gravité de la fin dernière vient couvrir et dominer. Nodier est mort en homme des espérances immortelles, en homme religieux et en chrétien. Ces idées, ces croyances du berceau et de la tombe, étaient de tout temps demeurées présentes à son imagination, à son cœur. Entouré de la famille la plus aimable et la plus aimée, d'une famille que l'adoption dès longtemps n'avait pas craint de faire plus nombreuse, de ses quatre petits-enfants qui jouaient la veille encore, ne pouvant rien comprendre à ces approches funèbres, de sa charmante fille, sa plus fidèle image, son œuvre gracieuse la plus accomplie, Nodier a traversé les heures solennelles au milieu de tout ce qui peut les soutenir et les relever; si une pensée de prévoyance humaine est venue par moments tomber sur les siens, elle a été comprise, devinée et rassurée par la parole d'un ministre, son confrère, l'ami naturel des lettres1. Les témoignages d'intérêt et d'affection, durant toute sa maladie, ont été unanimes,

1 M. Villemain, ministre de l'Instruction publique.

universels; il y était sensible; il croyait trop à l'amitié qu'il inspirait pour s'en étonner. Il exprimait pourtant, parfois, et de son plus fin sourire, du ton d'un Sterne attendri, combien tout cela lui paraissait presque disproportionné avec une vie qui lui semblait, à lui, avoir toujours été si incomplète et si précaire. Ainsi l'auraient pensé d'eux-mêmes Le Sage ou l'abbé Prévost mourants1.

Nodier allait être déjà un mort illustre. C'est un honneur de ce pays-ci et de cette France, on l'a remarqué, que l'esprit, à lui seul, y tienne tant de place, que, dès qu'il y a eu sur un talent ce rayon du ciel, la grâce et le charme, il soit finalement compris, apprécié, aimé, et qu'on sente si vite ce qu'on va perdre en le perdant. Comme le disait une femme de goût, ce serait un grand seigneur ou un simple écrivain, le duc de Nivernais ou Nodier, on ne ferait pas autrement : en France, à une certaine heure, il n'y a que l'esprit qui compte. Oui, l'esprit charmant, l'esprit aidé et servi du cœur. L'intérêt public, celui du monde proprement dit, celui du peuple même (on l'a vu aux funérailles de Nodier), cet intérêt d'autant plus touchant ici qu'il est plus désintéressé, éclate de toutes parts; le nom de celui qui n'a rien été, qui n'a rien pu, qui n'a exercé d'autre pouvoir que le don de plaire et de charmer, ce nom-là est en un moment dans toutes les bouches, pleurent.

1er février 1844.

tous le

1 Je glisse au bas de la page ce mot humble, ce mot touchant, que je préfère à d'autres mots plus glorieux, parce qu'il sent l'homme à cette heure de vérité, ce mot toutefois qu'il faudrait être lui pour prononcer comme il convient, avec sensibilité et ironie, avec un sourire dans une larme; il s'agissait de ces marques d'affection et d'honneur qui lui arrivaient en foule et ne cessèrent plus, dès qu'on le sut en danger : « Qui est-ce qui dirait, à voir tout cela, que je n'ai toujours été qu'un pauvre diable? » Comme Cherubini dans le tableau d'Ingres, il ne voyait pas la Muse immortelle qui debout était derrière.

APPENDICE.

LA FONTAINE, page 50.

(L'article suivant, écrit dans le Globe (15 septembre 1827), à propos des Fables de La Fontaine rapprochées de celles des autres auteurs par M. Robert, ajoute quelques détails et quelques développements au morceau que contient ce volume.)

La littérature du siècle de Louis XIV repose sur la littérature française du xvie et de la première moitié du xviie siècle; elle y a pris naissance, y a germé et en est sortie; c'est là qu'il faut se reporter si l'on veut approfondir sa nature, saisir sa continuité, et se faire une idée complète et naturelle de ses développements. Pour apprécier, en toute connaissance de cause, Racine et son système tragique, il n'est certes pas inutile d'avoir vu ce système, encore méconnaissable chez Jodelle et Garnier, recevoir grossièrement, sous la plume de Hardy, la forme qu'il ne perdra plus désormais, et n'arriver à l'auteur des Frères ennemis qu'après les élaborations de Mairet et avec la sanction du grand Corneille. On ne porterait de Molière qu'un jugement imparfait et hasardé si on l'isolait des vieux écrivains français auxquels il reprenait son bien sans façon, depuis Rabelais et Larivey jusqu'à Tabarin et Cyrano de Bergerac. Boileau lui-même, ce strict réformateur, qui, à force d'épurer et de châtier la langue, lui laissa

trop peu de sa liberté première et de ses heureuses nonchalances, Boileau ne fait autre chose que continuer et accomplir l'œuvre de Malherbe; et, pour se rendre compte des tentatives de Malherbe, on est forcé de remonter à Ronsard, à Des Portes, à Regnier, en un mot à toute cette école que le précurseur de Despréaux eut à combattre. Mais si ces études préliminaires trouvent quelque part leur application, n'est-ce pas surtout lorsqu'il s'agit de La Fontaine et de ses ouvrages? Contemporain et ami de Boileau et de Racine, le bonhomme, au premier abord, n'a presque rien de commun avec eux que d'avoir aussi du génie; et ce serait plutôt à Molière qu'il ressemblerait, si l'on voulait qu'il ressemblât à quelqu'un parmi les grands poëtes de son âge. Rien qu'à lire une de ses fables ou l'un de ses contes après l'Épître au Roi ou l'Iphigénie, on sent qu'il a son idiome propre, ses modèles à part et ses prédilections secrètes. Il est fort facile et fort vrai de dire que La Fontaine se pénétra du style de Marot, de Rabelais, et le reproduisit avec originalité; mais de Marot et de Rabelais à La Fontaine il n'y a pas moins de cent ans d'intervalle; et, quelque vive sympathie de talent et de goût qu'on suppose entre eux et lui, une si parfaite et si naturelle analogie de manière, à cette longue distance, a besoin d'explication, bien loin d'en pouvoir servir. Sans doute il a dû trouver en des temps plus voisins quelque descendant de ces vieux et respectables maîtres, qui l'aura introduit dans leur familiarité : car l'idée ne lui serait jamais venue de restituer immédiatement leur faire et leur dire, ainsi que l'a tenté de nos jours le savant et ingénieux Courier. Ce n'était pas à beaucoup près un travailleur opiniâtre ni un érudit que La Fontaine, ni encore moins un investigateur de manuscrits, comme on l'a récemment avancé 1, et il employait ses nuits à tout autre chose qu'à feuilleter de poudreux auteurs, ou pâlir sur Platon et Plutarque, que d'ailleurs, il aimait fort à lire durant le jour. Aussi, en publiant ses savantes recherches sur nos anciennes fables, M. Robert a grand soin d'avertir qu'il ne prétend nullement indiquer les sources où notre immortel fabuliste a puisé : « Je suis bien persuadé, dit-il, que la plupart lui ont été totalement inconnues. » Un tel aveu dans la bouche d'un commentateur est la preuve d'un excellent esprit.

1 C'est surtout Victorin Fabre qui soutenait cette thèse : il avait intérêt à voir en toutes choses le laborieux.

Avant de parler`du travail important de M. Robert, nous essaierons, en profitant largement de sa science aussi bien que de celle de M. Walckenaer, d'exposer avec précision quelles furent, selon nous, l'éducation et les études de La Fontaine, quelles sortes de traditions littéraires lui vinrent de ses devanciers, et passèrent encore à plusieurs poëtes de l'âge suivant.

Et, d'abord, on a droit de regarder comme non avenus, par rapport à La Fontaine et à son époque, les anciens poëmes français antérieurs à la découverte de l'imprimerie, si l'on excepte le Roman de la Rose, dont le souvenir s'était conservé, grâce à Marot, durant le xvie siècle, et qu'on lisait quelquefois ou que l'on citait du moins. L'imprimerie, en effet, fut employée dans l'origine à fixer et à répandre les textes des écrivains grecs et latins, bien plus qu'à exhumer les œuvres de nos vieux rimeurs. Personne parmi les doctes ne songeait à eux; il arriva seulement que leurs successeurs profitèrent, depuis lors, du bénéfice général, et participèrent aux honneurs de l'impression. Marot, le premier, en disciple reconnaissant et respectueux, voulut sauver de l'oubli quelques-uns de ceux qu'il appelait ses maîtres: il restaura à grand'peine et publia Villon; il donna une édition du Roman de la Rose, dont il rajeunit, comme il put, le style. Mais son érudition n'était pas profonde, même en pareille matière, et très-probablement il déchiffrait cette langue surannée avec moins de sagacité et de certitude que ne le font aujourd'hui nos habiles, M. Méon ou M. Robert par exemple. Ronsard et ses disciples vinrent alors, qui abjurèrent le culte des antiquités nationales et les laissèrent en partage aux érudits, aux Pasquier, aux La Croix du Maine, aux Du Verdier, aux Fauchet, dont les travaux, tout estimables qu'ils sont pour le temps, fourmillent d'erreurs et attestent une extrême inexpérience. L'école de Malherbe, par son dédain absolu pour le passé, n'était guère propre à réveiller le goût des curiosités gauloises, et on ne le retrouve un peu vif que chez Guillaume Colletet, Ménage, du Cange, Chapelain, La Monnoye, tous doctes de profession. Ce fut seulement au XVIIe siècle que les fabliaux et les romans-manuscrits devinrent l'objet d'investigations et d'études sérieuses. Irons-nous donc, à l'exemple de certains critiques, ranger La Fontaine parmi ces deux ou trois antiquaires de son temps, et mettre le bonhomme tout juste entre Ménage et La Monnoye, lesquels, comme on sait, tournaient si galamment les vers grecs et les offraient aux dames en guise de madrigaux? Il y a dans

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