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des Thalès et des Démocrite, mais portant sur des faits qui ont la rigueur moderne.

Après avoir tant fait, tant pensé, sans parler des inquiétudes perpétuelles du dedans qu'il se suscitait, on conçoit qu'à soixante et un ans M. Ampère, dans toute la force et le zèle de l'intelligence, eût usé un corps trop faible. Parti pour sa tournée d'inspecteur-général, il se trouva malade dès Roanne; sa poitrine, sept ans auparavant, apaisée par l'air du Midi, s'irritait cette fois davantage : il voulut continuer. Arrivé à Marseille, et ne pouvant plus aller absolument, il fut soigné dans le collége, et on espérait prolonger une amélioration légère, lorsqu'une fièvre subite au cerveau l'emporta le 10 juin 1836, à cinq heures du matin, entouré et soigné par tous avec un respect filial, mais en réalité loin des siens, loin d'un fils.

Il resterait peut-être à varier, à égayer décemment ce portrait, de quelques-unes de ces naïvetés nombreuses et bien connues qui composent, autour du nom de l'illustre savant, une sorte de légende courante, comme les bons mots malicieux autour du nom de M. de Talleyrand: M. Ampère, avec des différences d'originalité, irait naturellement s'asseoir entre La Condamine et La Fontaine. De peur de demeurer trop incomplet sur ce point, nous ne le risquerons pas. M. Ampère savait mieux les choses de la nature et de l'univers que celles des hommes et de la société. Il manquait essentiellement de calme, et n'avait pas la mesure et la proportion dans les rapports de la vie. Son coup d'œil, si vaste et si pénétrant au delà, ne savait pas réduire les objets habituels. Son esprit immense était le plus souvent comme une mer agitée; la première vague soudaine y faisait montagne; le liége flottant ou le grain de sable y était aisément lancé jusqu'aux cieux.

Malgré le préjugé vulgaire sur les savants, ils ne sont pas toujours ainsi. Chez les esprits de cet ordre et pour les cerveaux de haut génie, la nature a, dans plus d'un cas, com

biné et proportionné l'organisation. Quelques-uns, armés au complet, outre la pensée puissante intérieure, ont l'enveloppe extérieure endurcie, l'œil vigilant et impérieux, la parole prompte, qui impose, et toutes les défenses. Qui a vu Dupuytren et Cuvier comprendra ce que je veux rendre. Chez d'autres, une sorte d'ironie douce, calme, insouciante et égoïste, comme chez Lagrange, compose un autre genre de défense. Ici, chez M. Ampère, toute la richesse de la pensée et de l'organisation est laissée, pour ainsi dire, plus à la merci des choses, et le bouillonnement intérieur reste à découvert. Il n'y a ni l'enveloppe sèche qui isole et garantit, ni le reste de l'organisation armée qui applique et fait valoir. C'est le pur savant au sein duquel on plonge.

Les hommes ont besoin qu'on leur impose. S'ils se sentent pénétrés et jugés par l'esprit supérieur auquel ils ne peuvent refuser une espèce de génie, les voilà maintenus, et volontiers ils lui accordent tout, même ce qu'il n'a pas. Autrement, s'ils s'aperçoivent qu'il hésite et croit dépendre, ils se sentent supérieurs à leur tour à lui par un point commode, et ils prennent vite leur revanche et leurs licences. M. Ampère aimait ou parfois craignait les hommes, il s'abandonnait à eux, il s'inquiétait d'eux; il ne les jugeait pas. Les hommes (et je ne parle pas du simple vulgaire) ont un faible pour ceux qui les savent mener, qui les savent contenir, quand ceux-ci même les blessent ou les exploitent. Le caractère, estimable ou non, mais doué de conduite et de persistance même intéressée, quand il se joint à un génie incontestable, les frappe et a gain de cause en définitive dans leur appréciation. Je ne dis pas qu'ils aient tout à fait tort, le caractère tel quel, la volonté froide et présente, étant déjà beaucoup. Mais je cherche à m'expliquer comment la perte de M. Ampère, à un âge encore peu avancé, n'a pas fait à l'instant aux yeux du monde, même savant, tout le vide qu'y laisse en effet son génie.

Et pourtant (et c'est ce qu'il faut redire encore en finissant)

qui fut jamais meilleur, à la fois plus dévoué sans réserve à la science, et plus sincèrement croyant aux bons effets de la science pour les hommes ? Combien il était vif sur la civilisation, sur les écoles, sur les lumières! Il y avait certains résultats réputés positifs, ceux de Malthus, par exemple, qui le mettaient en colère: il était tout sentimental à cet égard; sa philanthropie du cœur se révoltait de ce qui violait, selon lui, la moralité nécessaire, l'efficacité bienfaisante de la science. D'autres savants illustres ont donné avec mesure et prudence ce qu'ils savaient; lui, il ne pensait pas qu'on dût en ménager rien. Jamais esprit de cet ordre ne songea moins à ce qu'il y a de personnel dans la gloire. Pour ceux qui l'abordaient, c'était un puils ouvert. A toute heure, il disait tout. Étant un soir avec ses amis Camille Jordan et Degérando, il se mit à leur exposer le système du monde; il parla treize heures avec une lucidité continue; et comme le monde est infini, et que tout s'y enchaîne, et qu'il le savait de cercle en cercle en tous les sens, il ne cessait pas, et si la fatigue ne l'avait arrêté, il parlerait, je crois, encore. O Science! voilà bien à découvert ta pure source sacrée, bouillonnante! Ceux qui l'ont entendu, à ses leçons, dans les dernières années au Collège de France, se promenant le long de sa longue table comme il eût fait dans l'allée de Polémieux, et discourant durant des heures, comprendront cette perpétuité de la veine savante. Ainsi en tout lieu, en toute rencontre, il était coutumier de faire, avec une attache à l'idée, avec un oubli de lui-même qui devenait merveille. Au sortir d'une charade ou de quelque longue et minutieuse bagatelle, il entrait dans les sphères. Virgile, en une sublime églogue, a peint le demi-dieu barbouillé de lie, que les bergers enchaînent: il ne fallait pas l'enchaîner, lui, le distrait et le simple, pour qu'il commençȧt:

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Namque canebat uti magnum per inane coacta
Semina terrarumque animæque marisque fuissent,

Et liquidi simul ignis : ut his exordia primis
Omnia, etc., etc.

Il enchaînait de tout les semences fécondes,

Les principes du feu, les eaux, la terre et l'air,
Les fleuves descendus du sein de Jupiter...

Et celui qui, tout à l'heure, était comme le plus petit, parlait incontinent comme les antiques aveugles, — comme ils auraient parlé, venus depuis Newton. C'est ainsi qu'il est resté et qu'il vit dans notre mémoire, dans notre cœur.

15 février 1837.

(On a fait à cette Notice l'honneur de la joindre à une publication posthume de M. Ampère; mais comme il ne nous a pas été donné de la revoir nousmême, c'est ici qu'on est plus assuré d'en lire le texte dans toute son exactitude.)

DU GÉNIE CRITIQUE

ET

DE BAYLE.

La critique s'appliquant à tout, il y en a de diverses sortes selon les objets qu'elle embrasse et qu'elle poursuit; il y a la critique historique, littéraire, grammaticale et philologi. que, etc., etc. Mais en la considérant moins dans la diversité des sujets que dans le procédé qu'elle y emploie, dans la disposition et l'allure qu'elle y apporte, on peut distinguer en gros deux espèces de critique, l'une reposée, concentrée, plus spéciale et plus lente, éclaircissant et quelquefois ranimant le passé, en déterrant et en discutant les débris, distribuant et classant toute une série d'auteurs ou de connaissances; les Casaubon, les Fabricius, les Mabillon, les Fréret, sont les maîtres en ce genre sévère et profond. Nous y rangerons aussi ceux des critiques littéraires, à proprement parler, qui, à tête reposée, s'exercent sur des sujets déjà fixés et établis, recherchent les caractères et les beautés particulières aux anciens auteurs, et construisent des Arts poétiques ou des Rhétoriques, à l'exemple d'Aristote et de Quintilien. Dans l'autre genre de critique, que le mot de journaliste exprime assez bien, je mets cette faculté plus diverse, mobile,

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