Page images
PDF
EPUB

M. JOUFFROY.

Il y a une génération qui, née tout à la fin du dernier siè cle, encore enfant ou trop jeune sous l'Empire, s'est émancipée et a pris la robe virile au milieu des orages de 1814 et 1815. Cette génération dont l'âge actuel est environ quarante ans, et dont la presque totalité lutta, sous la Restauration, contre l'ancien régime politique et religieux, occupe aujourd'hui les affaires, les Chambres, les Académies, les sommités du pouvoir ou de la science. La Révolution de 1830, à laquelle cette génération avait tant poussé par sa lutte des quinze années, s'est faite en grande partie pour elle, et a été le signal de son avénement. Le gros de la génération dont il s'agit constituait par un mélange d'idées voltairiennes, bonapartistes et semi-républicaines, ce qu'on appelait le libéralisme. Mais il y avait une élite qui, sortant de ce niveau de bon sens, de préjugés et de passions, s'inquiétait du fond des choses et du terme, aspirait à fonder, à achever avec quelque élément nouveau ce que nos pères n'avaient pu qu'entreprendre avec l'inexpérience des commencements. Dans l'appréciation philosophique de l'homme, dans la vue des temps et de l'histoire, cette jeune élite éclairée se croyait, non sans apparence de raison, supérieure à ses adversaires d'abord,

--

et aussi à ses pères qui avaient défailli ou s'étaient rétrécis et aigris à la tâche. Le plus philosophe et le plus réfléchi de tous, dans une de ces pages merveilleuses qui s'échappent brillamment du sein prophétique de la jeunesse et qui sont comme un programme idéal qu'on ne remplit jamais, le plus calme, le plus lumineux esprit de cette élite écrivait en 18231: «Une génération nouvelle s'élève qui a pris naissance << au sein du scepticisme dans le temps où les deux partis << avaient la parole. Elle a écouté et elle a compris... Et déjà << ces enfants ont dépassé leurs pères et senti le vide de leurs « doctrines. Une foi nouvelle s'est fait pressentir à eux : ils << s'attachent à cette perspective ravissante avec enthou<< siasme, avec conviction, avec résolution... Supérieurs à << tout ce qui les entoure, ils ne sauraient être dominés ni « par le fanatisme renaissant, ni par l'égoïsme sans croyance << qui couvre la société... Ils ont le sentiment de leur mission << et l'intelligence de leur époque; ils comprennent ce que «<leurs pères n'ont point compris, ce que leurs tyrans corrom<< pus n'entendent pas; ils savent ce que c'est qu'une révolution, et ils le savent parce qu'ils sont venus à propos. >>

"

Dans le morceau (Comment les Dogmes finissent) dont nous pourrions citer bien d'autres passages, dans ce manifeste le plus explicite et le plus général assurément qui ait formulé les espérances de la jeune élite persécutée, M. Jouffroy envisageait le dogme religieux, ce semble, encore plus que le dogme politique; il annonçait en termes expressifs la religion philosophique prochaine, et avec une ferveur d'accent qui ne s'est plus retrouvée que dans la tentative néo-chrétienne du saint-simonisme. Vers ce même temps de 1823, de mémorables travaux historiques, appliqués soit au Moyen-Age par M. Thierry, soit à l'époque moderne par M. Thiers, marquaient et justifiaient en plusieurs points ces prétentions de la génération nouvelle, qui visait à expliquer et à dominer le passé,

1 L'article, écrit en 1823, n'a été publié qu'en 1825, dans le Globe.

et qui comptait faire l'avenir. Le Globe, fondé en 1824, vint opérer une sorte de révolution dans la critique, et, par son vif et chaleureux éclectisme, réalisa une certaine unité entre des travaux et des hommes qui ne se seraient pas rapprochés sans cela. Sur la masse constitutionnelle et libérale, fonds estimable mais assez peu éclairé de l'Opposition, il s'organisa donc une élite nombreuse et variée, une brillante école à plusieurs nuances; philosophie, histoire, critique, essai d'art nouveau, chaque partie de l'étude et de la pensée avait ses hommes. Je n'indique qu'à peine l'art, parce que, bien que sorti d'un mouvement parallèle, il appartient à une génération un peu plus récente, et, à d'autres égards, trop différente de celle que nous voulons ici caractériser. Quoi qu'il en soit, vers la fin de la Restauration, et grâce aux travaux et aux luttes enhardies de cette jeunesse déjà en pleine virilité, le spectacle de la société française était mouvant et beau : les espérances accrues s'étaient à la fois précisées davantage; elles avaient perdu peut-être quelque chose de ce premier mysticisme plus grandiose et plus sombre qu'elles devaient, en 1823, à l'exaltation solitaire et aux persécutions; mais l'avenir restait bien assez menaçant et chargé d'augures pour qu'il y eût place encore à de vastes projets, à d'héroïques pressentiments. On allait à une révolution, on se le disait; on gravissait une colline inégale, sans voir au juste où était le sommet, mais il ne pouvait être loin. Du haut de ce sommet, et tout obstacle franchi, que découvrirait-on ? C'était là l'inquiétude et aussi l'encouragement de la plupart; car, à coup sûr, ce qu'on verrait alors, même au prix des périls, serait grand et consolant. On accomplirait la dernière moitié de la tâche, on appliquerait la vérité et la justice, on rajeunirait le monde. Les pères avaient dû mourir dans le désert, on serait la génération qui touche au but et qui arrive. Tandis qu'on se flattait de la sorte tout en cheminant, le dernier sommet, qu'on n'attendait pourtant pas de sitôt, a surgi au détour d'un sentier; l'ennemi l'occupait en armes, il fallut

l'escalader, ce qu'on fit au pas de course et avant toute réflexion. Or, ce rideau de terrain n'étant plus là pour borner la vue, lorsque l'étonnement et le tumulte de la victoire furent calmés, quand la poussière tomba peu à peu et que le soleil qu'on avait d'abord devant soi eut cessé de remplir les regards, qu'aperçut-on enfin? Une espèce de plaine, une plaine qui recommençait, plus longue qu'avant la dernière colline, et déjà fangeuse. La masse libérale s'y rua pesamment comme dans une Lombardie féconde; l'élite fut débordée, déconcertée, éparse. Plusieurs qu'on réputait des meilleurs firent comme la masse, et prétendirent qu'elle faisait bien. Il devint clair, à ceux qui avaient espéré mieux, que ce ne serait pas cette génération si pleine de promesses et tant flattée par elle-même, qui arriverait.

Et non-seulement elle n'arrivera pas à ce grand but social qu'elle présageait et qu'elle parut longtemps mériter d'atteindre; mais on reconnaît même que la plupart, détournés ou découragés depuis lors, ne donneront pas tout ce qu'ils pourraient du moins d'œuvres individuelles et de monuments de leur esprit. On les voit ingénieux, distingués, remarquables; mais aucun jusqu'ici qui semble devoir sortir de ligne et grandir à distance, comme certains de nos pères, auteurs du premier mouvement: aucun dont le nom menace d'absorber les autres et puisse devenir le signe représentatif, par excellence, de sa génération : soit que, dans ces partages des grandes renommées aux dépens des moyennes, il se glisse toujours trop de mensonge et d'oubli de la réalité pour que les contemporains très-rapprochés s'y prêtent; soit qu'en effet parmi ces natures si diversement douées il n'y ait pas, à proprement parler, un génie supérieur; soit qu'il y ait dans les circonstances et dans l'atmosphère de cette période du siècle quelque chose qui intercepte et atténué ce qui, en d'autres temps, eût été du vrai génie.

Cependant, si de plus près, et sans se borner aux résultats extérieurs qui ne reproduisent souvent l'individu qu'infidè

1

lement, on examine et l'on étudie en eux-mêmes les esprits distingués dont nous parlons, que de talents heureux, originaux! quelle promptitude, quelle ouverture de pensée! quelles ressources de bien dire! Comme ils paraissent alors supérieurs à leur œuvre, à leur action! On se demande ce qui les arrête, pourquoi ils ne sont ni plus féconds, eux si faciles, ni plus certains, eux autrefois si ardenls; on se pose, comme une énigme, ces belles intelligences en partie infructueuses. Mais parmi celles qui méritent le plus l'étude et qui appellent longtemps le regard par l'étendue, la sérénité et une sorte de froideur, au premier aspect, immobile, apparaît surtout M. Jouffroy, celui-là même dont nous avons signalé le premier manifeste éloquent. Dans une génération où chacun presque possède à un haut degré la facilité de saisir et

1 Le mot distingué, qui revient fréquemment dans cet article et qui s'applique si bien à la génération qu'on y représente, a commencé d'être pris dans le sens où on l'emploie aujourd'hui, à partir de la fin du XVIIe siècle. On lit dans une lettre de Ninon vieillie au vieux Saint-Evremond: « S'il (votre recommandé) < est amoureux du mérite qu'on appelle ici distingué, peut-être que votre sou<hait sera rempli; car tous les jours on me veut consoler de mes pertes par ce << beau mot. » Il paraît toutefois que ce mot distingué pris absolument, et sans être déterminé par rien, ne fit alors qu'une courte fortune, et il n'était pas encore pleinement autorisé à la fin du XVIIIe siècle. Je trouve dans l'Esprit des Journaux, mars 1788, page 232 et suiv., une lettre là-dessus, tirée du Journal de Paris: Lettre d'un Gentilhomme flamand à mademoiselle Émilie d'Ursel, ágée de cinq ans. Dans des observations qui suivent, on répond fort bien à ce gentilhomme flamand, un peu puriste, que, s'il est bon de bannir de la conversation et des écrits ces mots aventuriers dont parle La Bruyère, qui font fortune quelque temps, il ne faut pas exclure les expressions que le besoin introduit; et à propos de distingué tout court qui choquait alors beaucoup de gens et que beaucoup d'autres se permettaient, on le justifie par d'assez bonnes raisons: « On parle d'un peintre et on dit que c'est un homme distingué: on << sait bien que ce doit être par ses tableaux; pourquoi sera-t-on obligé de << l'ajouter? Si je dis que M. l'abbé Delille est un homme de lettres distingué, << est-il quelque Français qui s'avise de me demander par quoi?

<< Pourquoi ne dirait-on pas un homme distingué, absolument, comme on dit << un homme supérieur? car ce dernier indique une relation même plus immédiate. << Dans toutes les langues, et surtout dans les plus belles, les mots qui n'ont << été employés d'abord qu'avec des régimes s'en séparent ensuite et conservent << un sens très-précis, très-clair, même en restant tout seuls. » — Nous recommandons humblement cette note au Dictionnaire de l'Académie française.

« PreviousContinue »