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religion plus justes pour en faire des gens très-agréables <<< au Ciel1. »

Après six années d'exil environ, Prévost eut la permission de rentrer en France sous l'habit ecclésiastique séculier. Le cardinal de Bissy qui l'avait connu à Saint-Germain, et le prince de Conti, le protégèrent efficacement; ce dernier le nomma son aumônier. Ainsi rétabli dans la vie paisible, et désormais au-dessus du besoin, Prévost, jeune encore, partagea son temps entre la composition de nombreux ouvrages et les soins de la société brillante où il se délassait. Le travail d'écrire lui était devenu si familier que ce n'en était plus un pour lui: il pouvait à la fois laisser courir sa plume et suivre une conversation. Nous devons dire que les écrits volumineux dont est remplie la dernière moitié de sa carrière se ressentent de cette facilité extrême dégénérée en habitude. Que ce soit une compilation, un roman, une traduction de Richardson, de Hume ou de Cicéron qu'il entreprenne; que ce soit une Histoire de Guillaume-le-Conquérant ou une Histoire des Voyages, c'est le même style agréable, mais fluidement monotone, qui court toujours et trop vite pour se teindre de la variété des sujets. Toute différence s'efface, toute inégalité se nivelle, tout relief se polit et se fond dans cette veine rapide d'une invariable élégance. Nous ne signalerons, entre les productions dernières de sa prolixité, que l'Histoire d'une Grecque moderne, joli roman dont l'idée est aussi délicate qu'indéterminée. Une jeune Grecque d'abord vouée au sérail, puis rachetée par un seigneur français qui en voulait faire sa maitresse, résistant à l'amour de son libérateur, et n'étant peutêtre pas aussi insensible pour d'autres que pour lui; ce peut-être surtout, adroitement ménagé, que rien ne tranche,

1 On peut lire à ce sujet une gracieuse lettre de Mademoiselle, cousine de Louis XIV, à madame de Motteville, où elle trace à son tour un plan de solitude divertissante qui se ressent également de l'Astrée, et qui d'ailleurs fait un parfait pendant à l'idéal de Prévost d'après Cassiodore, par un couvent de carmélites qu'elle exige dans le voisinage.

que la démonstration environne, effleure à tout moment et ne parvient jamais à saisir; il y avait là matière à une œuvre charmante et subtile dans le goût de Crébillon fils: celle de Prévost, quoique gracieuse, est un peu trop exécutée au hasard1. Prévost vivait ainsi, heureux d'une étude facile, d'un monde choisi et du calme des sens, quand un léger service de correction de feuilles rendu à un chroniqueur satirique le compromit sans qu'il y eût songé, et l'envoya encore faire un tour à Bruxelles. Cette disgrâce inattendue fut de courte durée et ne lui valut que de nouveaux protecteurs. A son retour ilreprit sa place chez le prince de Conti, qui l'occupa aux matériaux de l'histoire de sa maison; et le chancelier Daguesseau, de son côté, le chargea de rédiger l'Histoire générale des Voyages 2. Son désintéressement au milieu de ces sources de faveur et même de richesse ne se démentit pas; il se refusait aux combinaisons qui lui eussent été le plus fructueuses; il abandonnait les profits à son libraire, avec qui on a remarqué (je le crois bien) qu'il vécut toujours en très-bonne intelligence. Je crains même que, comme quelques gens de lettres trop faciles et abandonnés, il ne se soit mis à la merci du spéculateur. Pour lui, disait-il, un jardin, une vache et deux poules lui suffisaient 3. Une petite maison qu'il avait achetée

↑ On lit dans les lettres de l'aimable madame de Staal (De Launay)à M. d'Héricourt; « J'ai commencé la Grecque à cause de ce que vous m'en dites: on < croit en effet que mademoiselle Aïssé en a donné l'idée ; mais cela est bien < brodé, car elle n'avait que trois ou quatre ans quand on l'amena en France. > Mademoiselle Aïssé, mademoiselle De Launay, l'abbé Prévost, trois modèles contemporains des sentiments les plus naturels dans la plus agréable diction! 2 Chamfort rapporte que le chancelier Daguesseau n'avait précédemment donné à l'abbé Prévost la permission d'imprimer les premiers volumes de Cléveland que sous la condition expresse que Cléveland se ferait catholique au dernier volume.

3 Jean-Jacques, dont c'était aussi le vou, mais qui ne s'y tenait pas, eut occasion, à ses débuts, de rencontrer souvent l'abbé Prévost chez leur ami commun Mussard, à Passy; il en parle dans ses Confessions (partie II, livre VIII), et avec un sentiment de regret pour les moments heureux passés dans une société choisie. Énumérant les amis distingués que s'était faits l'excellent Mussard : « A leur tête, dit-il, je mets l'abbé Prévost, homme très-aimable et

à Saint-Firmin, près de Chantilly, était sa perspective d'avenir ici-bas, l'horizon borné et riant auquel il méditait de confiner sa vieillesse. Il s'y rendait un jour seul par la forêt (23 novembre 1763), quand une soudaine attaque d'apoplexie l'étendit à terre sans connaissance. Des paysans survinrent; on le porta au prochain village, et, le croyant mort, un chirurgien ignorant procéda sur l'heure à l'ouverture. Prévost, réveillé par le scalpel, ne recouvra le sentiment que pour expirer dans d'affreuses douleurs. On trouva chez lui un petit papier, écrit de sa main, qui contenait ces mots :

Trois ouvrages qui m'occuperont le reste de mes jours dans ma retraite :

1° L'un de raisonnement: la religion prouvée par cé qu'il y a de plus certain dans les connaissances humaines; méthode historique et philosophique qui entraîne la ruine des objections;

2o L'autre historique : - - histoire de la conduite de Dieu pour le soutien de la foi depuis l'origine du christianisme; 3o Le troisième de morale: l'esprit de la religion dans l'ordre de la société.

Ainsi se termina, par une catastrophe digne du Cléveland, cette vie romanesque et agitée. Prévost appartient en littérature à la génération pâlissante, mais noble encore, qui suivit immédiatement et acheva l'époque de Louis XIV. C'est un écrivain du xvIIe siècle dans le xvío, un l'abbé Fleury dans le roman; c'est le contemporain de Le Sage, de Racine fils, de madame de Lambert, du chancelier Daguesseau; celui de Desfontaines et de Lenglet-Dufresnoy en critique. De peintres et de sculpteurs, cette génération n'en compte guère et ne s'en inquiète pas; pour tout musicien, elle a le mélodieux Rameau. Du fond de ce déclin paisible, Prévost se détache plus vive

< très-simple, dont le cœur vivifiait ses écrits dignes de l'immortalité, et qui n'avait rien dans la société du coloris qu'il donnait à ses ouvrages. Il est permis de croire que l'abbé Prévost avait eu autrefois ce coloris de conversation, mais qu'il l'avait un peu perdu en vieillissant.

ment qu'aucun autre. Antérieur par sa manière au règne de l'analyse et de la philosophie, il ne copie pourtant pas, en l'affaiblissant, quelque genre illustré par un formidable prédécesseur; son genre est une invention aussi originale que naturelle, et dans cet entre-deux des groupes imposants de l'un et de l'autre siècle, la gloire qu'il se développe ne rappelle que lui. Il ressuscite avec ampleur, après Louis XIV, après cette précieuse élaboration de goût et de sentiments, ce que d'Urfé et mademoiselle de Scudery avaient prématurément déployé; et bien que chez lui il se mêle encore trop de convention, de fadeur et de chimère, il atteint souvent et fait pénétrer aux routes secrètes de la vraie nature humaine; il tient dans la série des peintres du cœur et des moralistes aimables une place d'où il ne pourrait disparaître sans qu'on aperçût un grand vide.

Septembre 1881.

Note. Pour compléter cet articlé, il faut y joindre celui qui a pour titré : L'Abbé Prévost et les Bénédictins, dans les Derniers Portraits.

M. ANDRIEUX.

M. Andrieux vient de mourir, l'un des derniers et des plus dignes d'une génération littéraire qui eut bien son prix et sa gloire. Né à Strasbourg en 1759, il fut toujours aussi pur et aussi attique de langue que s'il était né à Reims, à ChâteauThierry ou à deux pas de la Sainte-Chapelle. Ayant achevé ses études et son droit à Paris avant la Révolution, il s'essaya, durant ses instants de loisir, à composer pour le théâtre. Ami de Collin-d'Harleville et de Picard, avec moins de sensibilité coulante et facile que le premier, avec bien moins de saillie et de jet naturel que le second, mais plus sagace, emunctæ naris, plus nourri de l'antiquité, avec plus de critique enfin et de goût que tous deux, il préluda par Anaximandre, bluette grecque, de ce grec un peu dix-huitième siècle, qu'Anacharsis avait mis à la mode; en 1787, il prit tout à fait rang par les Étourdis, le plus aimable et le plus vif de ses ouvrages dramatiques1. Mais le véritable rôle de M. Andrieux, sa véritable spécialité, au milieu de cette gaie et douce amitié qui l'unissait à

1 Un jour il disait propos de Suard : « Sa préface de La Bruyère, c'est son Cid. On peut retourner cet agréable mot. Le Cid d'Andrieux, ce sont ses Étourdis; il y laissa presque tout son aiguillon.

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