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« ment encore sur celui de la religion et des lois. » (Il mourut en juillet 17841.)

Comme artiste et critique, Diderot fut éminent. Sans doute sa théorie du drame n'a guère de valeur que comme démenti donné au convenu, au faux goût, à l'éternelle mythologie de l'époque, comme rappel à la vérité des mœurs, à la réalité des sentiments, à l'observation de la nature; il échoua dès qu'il voulut pratiquer. Sans doute l'idée de morale le préoccupa outre mesure; il y subordonna le reste, et en général, dans toute son esthétique, il méconnut les limites, les ressources propres et la circonscription des beaux-arts; il concevait trop le drame en moraliste, la statuaire et la peinture en littérateur; le style essentiel, l'exécution mystérieuse, la touche sacrée, ce je ne sais quoi d'accompli, d'achevé, qui est à la fois l'indispensable, ce sine qua non de confection dans chaque œuvre d'art pour qu'elle parvienne à l'adresse de la postérité, sans doute ce coin précieux lui a échappé souvent; il a tâtonné alentour, et n'y a pas toujours posé le doigt avec justesse; Falconet et Sedaine lui ont causé de ces éblouissements d'enthousiasme que nous ne pouvons lui passer que pour Térence, pour Richardson et pour Greuze: voilà les défauts. Mais aussi que de verve, que de raison dans les détails! quelle chaude poursuite du vrai, du bon, de ce qui sort du cœur! quel exemplaire sentiment de l'antique dans ce siècle irrévérent! quelle critique pénétrante, honnête, amoureuse, jusqu'alors inconnue! comme elle épouse son auteur dès qu'elle y prend goût! comme elle le suit, l'enve

1 Trois ou quatre ans avant la mort de Diderot, Garat, alors à ses débuts, publia dans quelque almanach littéraire le récit d'une visite qu'il avait faite au philosophe, récit piquant, un peu burlesque, où les qualités naïves de l'original sont prises en caricature. Diderot s'en montra très-mécontent. Garat présageait par ce trait son talent de plume, mais aussi sa légèreté morale. Cette visite chez Diderot, qu'on peut lire recueillie par M. Auguis dans ses Révélations indiscrètes du XVIIIe siècle, est peut-être le premier exemple en notre littérature du style à la Janin; dans ce genre de charge fine, l'échantillon de Garat reste charmant.

loppe, le développe, le choie et l'adore! Et, tout optimiste qu'elle est et un peu sujette à l'engouement, ne la croyez pas dupe toujours. Demandez plutôt à l'auteur des Saisons, à M. de Saint-Lambert, qui, entre les gens de lettres, est une des peaux les plus sensibles (nous dirions aujourd'hui un des épidermes); à M. de La Harpe, qui a du nombre, de l'éloquence, du style, de la raison, de la sagesse, mais rien qui lui batte au-dessous de la mamelle gauche,

Quod læva in parte mamilla

Nil salit Arcadico juveni..

Juv.

Demandez à l'abbé Raynal, qui serait sur la ligne de M. de La Harpe, s'il avait un peu moins d'abondance et un peu plus de goût; au digne, au sage et honnête Thomas enfin, qui, à l'opposé du même M. de La Harpe, met tout en montagnes, comme l'autre met tout en plaines, et qui, en écrivant sur les femmes, a trouvé moyen de composer un si bon, un si estimable livre, mais un livre qui n'a pas de sexe.

En prononçant le nom de femmes, nous avons touché la source la plus abondante et la plus vive du talent de Diderot comme artiste. Ses meilleurs morceaux, les plus délicieux d'entre ses petits papiers, sont certainement ceux où il les met en scène, où il raconte les abandons, les perfidies, les ruses dont elles sont complices ou victimes, leur puissance d'amour, de vengeance, de sacrifice; où il peint quelque coin du monde, quelque intérieur auquel elles ont été mêlées. Les moindres récits courent alors sous sa plume, rapides, entraînants, simples, loin d'aucun système, empreints, sans affectation, des circonstances les plus familières, et comme venant d'un homme qui a de bonne heure vécu de la vie de tous les jours, et qui a senti l'âme et la poésie dessous. De telles scènes, de tels portraits ne s'analysent pas. Omettant les choses plus connues, je recommande à ceux qui ne l'ont pas lue encore, la Correspondance de Diderot avec mademoiselle Jodin, jeune actrice dont il connaissait la famille, et

dont il essaya de diriger la conduite et le talent par des conseils aussi attentifs que désintéressés. C'est un admirable petit cours de morale pratique, sensée et indulgente; c'est de la raison, de la décence, de l'honnêteté, je dirais presque de la vertu, à la portée d'une jolie actrice, bonne et franche personne, mais mobile, turbulente, amoureuse. A la place de Diderot, Horace (je le suppose assez goutteux déjà pour être sage), Horace lui-même n'aurait pas donné d'autres préceptes, des conseils mieux pris dans le réel, dans le possible, dans l'humanité; et certes il ne les eût pas assaisonnés de maximes plus saines, d'indications plus fines sur l'art du comédien. Ces Lettres à mademoiselle Jodin, publiées pour la première fois en 1821, présageaient dignement celles à mademoiselle Voland, que nous possédons enfin aujourd'hui. Ici Diderot se révèle et s'épanche tout entier. Ses goûts, ses mœurs, la tournure secrète de ses idées et de ses désirs; ce qu'il était dans la maturité de l'âge et de la pensée; sa sensibilité intarissable au sein des plus arides occupations et sous les paquets d'épreuves de l'Encyclopédie; ses affectueux retours vers les temps d'autrefois, son amour de la ville natale, de la maison paternelle et des vordes sauvages où s'ébattait son enfance; son vœu de retraite solitaire, de campagne avec peu d'amis, d'oisiveté entremêlée d'émotions et de lectures; et puis, au milieu de cette société charmante, à laquelle il se laisse aller tout en la jugeant, les figures sans nombre, gracieuses ou grimaçantes, les épisodes tendres ou bouffons qui ressortent et se croisent dans ses récits; madame d'Épinay, les boucles de cheveux pendantes, un cordon bleu au front, langoureuse en face de Grimm; madame d'Aine en camisole, aux prises avec M. Le Roy; le baron d'Holbach, au ton moqueur et discordant, près de sa moitié au fin sourire; l'abbé Galiani, trésor dans les jours pluvieux, meuble si indispensable que tout le monde voudrait en avoir un à la campagne, si on en faisait chez les tabletiers; l'incomparable portrait d'Uranie, de cette belle et auguste madame Legendre, la plus

vertueuse des coquettes, la plus désespérante des femmes qui disent: Je vous aime;-un franc parler sur les personnages célèbres; Voltaire, ce méchant et extraordinaire enfant des Délices, qui a beau critiquer, railler, se démener, et verra toujours au-dessus de lui une douzaine d'hommes de la nation, qui, sans s'élever sur la pointe du pied, le passeront de la téte car il n'est que le second dans tous les genres; Rousseau, cet être incohérent, excessif, tournant perpétuellement autour d'une capucinière où il se fourrera un beau matin, et sans cesse ballotté de l'athéisme au baptême des cloches;-c'en est assez, je crois, pour indiquer que Diderot, homme, moraliste, peintre et critique, se montre à nu dans cette correspondance, si heureusement conservée, si à propos offerte à l'admiration empressée de nos contemporains. Plus efficacement que nos paroles, elle ravivera, elle achèvera dans leur mémoire une image déjà vieillie, mais toujours présente. Nous y renvoyons bien vite les lecteurs qui trouveraient que nous n'en avons pas dit assez ou que nous en avons trop dit1. Nous leur rappellerons en même temps, comme dédommagement et comme excuse, un article sur la prose du grand écrivain, inséré autrefois dans ce recueil par un des hommes * qui ont le mieux soutenu et perpétué de nos jours la tradition de Diderot, pour la verve chaude et féconde, le génie facile, abondant, passionné, le charme sans fin des causeries et la bonté prodigue du caractère.

Juin 1831.

1 On peut voir aussi deux articles détaillés sur cette Correspondance dans le Globe, 20 septembre et 5 octobre 1830.

2 M. Ch. Nodier. (Revue de Paris.)

L'ABBÉ PRÉVOST.

On a comparé souvent l'impression mélancolique que produisent sur nous les bibliothèques, où sont entassés les travaux de tant de générations défuntes, à l'effet d'un cimetière peuplé de tombes. Cela ne nous a jamais semblé plus vrai que lorsqu'on y entre, non avec une curiosité vague ou un labeur trop empressé, mais guidé par une intention particulière d'honorer quelque nom choisi, et par un acte de piété studieuse à accomplir envers une mémoire. Si pourtant l'objet de notre étude ce jour-là, et en quelque sorte de notre dévotion, est un de ces morts fameux et si rares dont la parole remplit les temps, l'effet ne saurait être ce que nous disons; l'autel alors nous apparaît trop lumineux; il s'en échappe incessamment un puissant éclat qui chasse bien loin la langueur des regrets et ne rappelle que des idées de durée et de vie. La médiocrité, non plus, n'est guère propre à faire naître en nous un sentiment d'espèce si délicate; l'impression qu'elle cause n'a rien que de stérile, et ressemble à de la fatigue ou à de la pitié. Mais ce qui nous donne à songer plus particulièrement et ce qui suggère à notre esprit mille pen- . sées d'une morale pénétrante, c'est quand il s'agit d'un de ces hommes en partie célèbres et en partie oubliés, dans la mémoire desquels, pour ainsi dire, la lumière et l'ombre se

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