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GEORGE FARCY'.

La Révolution de Juillet a mis en lumière peu d'hommes nouveaux, elle a dévoré peu d'hommes anciens; elle a été si prompte, si spontanée, si confuse, si populaire, elle a été si exclusivement l'œuvre des masses, l'exploit de la jeunesse, qu'elle n'a guère donné aux personnages déjà connus le temps d'y assister et d'y coopérer, sinon vers les dernières heures, et qu'elle ne s'est pas donné à elle-même le temps de produire ses propres personnages. Tout ce qui avait déjà un nom s'y est rallié un peu tard; tout ce qui n'avait pas encore de nom a dû s'en retirer trop tôt. Consultez les listes des héroïques victimes; pas une illustration, ni dans la science, ni dans les lettres, ni dans les armes, pas une gloire antérieure ; c'était bien du pur et vrai peuple, c'étaient bien de vrais jeunes hommes; tous ces nobles martyrs sont et resteront obscurs. Le nom de Farcy est peut-être le seul qui frappe et arrête, et encore combien ce nom sonnait peu haut dans la renommée ! comme il disparaissait timidement dans le bruit et l'éclat de tant de noms contemporains! comme il avait besoin de travaux et d'années pour signifier aux yeux du public ce que l'amitié y lisait déjà avec confiance! Mais la mort, et une telle mort, a plus fait pour l'honneur de Farcy qu'une vie

1 Ce morceau a fait partie du recueil de vers et opuscules de Farcy, publié chez M. Hachette (1831).

plus longue n'aurait pu faire, et elle n'a interrompu la destinée de notre ami que pour la couronner.

Nous publions les vers de Farcy, et pourtant, nous le croyons, sa vocation était ailleurs: son goût, ses études, son talent original, les conseils de ses amis les plus influents, le portaient vers la philosophie; il semblait né pour soutenir et continuer avec indépendance le mouvement spiritualiste émané de l'École normale. Il n'avait traversé la poésie qu'en courant, dans ses voyages, par aventure de jeunesse, et comme on traverse certains pays et certaines passions. Au moment où les forces de son esprit plus rassis et plus mûr se rassemblaient sur l'objet auquel il était éminemment propre et qui allait devenir l'étude de sa vie, la Providence nous l'enleva. Ces vers donc, ces rêves inachevés, ces soupirs exhalés çà et là dans la solitude, le long des grandes routes, au sein des iles d'Italie, au milieu des nuits de l'Atlantique; ces vagues plaintes de première jeunesse, qui, s'il avait vécu, auraient à jamais sommeillé dans son portefeuille avec quelque fleur séchée, quelque billet dont l'encre a jauni, quelques-uns de ces mystères qu'on n'oublie pas et qu'on ne dit pas; ces essais un peu pâles et indécis où sont pourtant épars tous les traits de son âme, hous les publions comme ce qui reste d'un homme jeune, mort au début, frappé à la poitrine en un moment immortel, et qui, cher de tout temps à tous ceux qui l'ont connu, ne saurait désormais demeurer indifférent à la patrie.

Jean-George Farcy naquit à Paris le 20 novembre 1800, d'une extraction honnête, mais fort obscure. Enfant unique, il avait quinze mois lorsqu'il perdit son père et sa mère; sa grand'mère le recueillit et le fit élever. On le mit de bonne heure en pension chez M. Gandon, dans le faubourg SaintJacques; il y commença ses études, et lorsqu'il fut assez avancé, il les poursuivit au collège de Louis-le-Grand, dont l'institution de M. Gandon fréquentait les cours. En 1819, ses études terminées, il entra à l'École normale, et il en sortait

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lorsque l'ordonnance du ministre Corbière brisa l'institution en 1822.

Durant ces vingt-deux années, comment s'était passée la vie de l'orphelin Farcy? La portion extérieure en est fort claire et fort simple; il étudia beaucoup, se distingua dans ses classes, se concilia l'amitié de ses condisciples et de ses maîtres; il allait deux fois le jour au collége; il sortait probablement tous les dimanches ou toutes les quinzaines pour passer la journée chez sa grand'mère. Voilà ce qu'il fit régulièrement durant toutes ces belles et fécondes années; mais ce qu'il sentait là-dessous, ce qu'il souffrait, ce qu'il désirait secrètement; mais l'aspect sous lequel il entrevoyait le monde, la nature, la société; mais ces tourbillons de sentiments que la puberté excitée et comprimée éveille avec elle; mais son jeune espoir, ses vastes pensées de voyages, d'ambition, d'amour; mais son vœu le plus intime, son point sensible et caché, son côté pudique; mais son roman, mais son cœur, qui nous le dira?

Une grande timidité, beaucoup de réserve, une sorte de sauvagerie; une douceur habituelle qu'interrompait parfois quelque chose de nerveux, de pétulant, de fugitif; le commerce très-agréable et assez prompt, l'intimité très-difficile et jamais absolue; une répugnance marquée à vous entretenir de lui-même, de sa propre vie, de ses propres sensations, à remonter en causant et à se complaire familièrement dans ses souvenirs, comme si, lui, il n'avait pas de souvenirs, comme s'il n'avait jamais été apprivoisé au sein de la famille, comme s'il n'y avait rien eu d'aimé et de choyé, de doré et de fleuri dans son enfance; une ardeur inquiète, déjà faliguée, se manifestant par du mouvement plutôt que par des rayons; l'instinct voyageur à un haut degré; l'humeur libre, franche, indépendante, élancée, un peu fauve, comme qui dirait d'un chamois ou d'un oiseau ; mais avec cela un cœur

1 < A sa taille mince, à des favoris d'un blond vif, on l'eût pris pour un

d'homme ouvert à l'attendrissement et capable au besoin de stoïcisme un front pudique comme celui d'une jeune fille, et d'abord rougissant aisément; l'adoration du beau, de l'honnête; l'indignation généreuse contre le mal; sa narine s'enflant alors et sa lèvre se relevant, pleine de dédain; puis un coup d'œil rapide et sûr, une parole droite et concise, un nerf philosophique très-perfectionné tel nous apparaît Farcy au sortir de l'École normale; il avait donc, du sein de sa vie monotone, beaucoup senti déjà et beaucoup vu; il s'était donné à lui-même, à côté de l'éducation classique qu'il avait reçue, une éducation morale plus intérieure et toute solitaire.

L'École normale dissoute, Farcy se logea dans la rue d'Enfer, près de son maître et de son ami M. Victor Cousin, et se disposa à poursuivre les études philosophiques vers lesquelles il se sentait appelé. Mais le régime déplorable qui asservissait l'instruction publique ne laissait aux jeunes hommes libéraux et indépendants aucun espoir prochain de trouver place, même aux rangs les plus modestes. Une éducation particulière chez une noble dame russe se présenta, avec tous les avantages apparents qui peuvent dorer ces sortes de chaines; Farcy accepta. Il avait beaucoup désiré connaître le monde, le voir de près dans son éclat, dans les séductions de son opulence, respirer les parfums des robes de femmes, ouir les musiques des concerts, s'ébattre sous l'ombrage des parcs; il vit, il eut tout cela, mais non en spectateur libre et oisif, non sur ce pied complet d'égalité qu'il aurait voulu, et il en souffrait amèrement. C'était là une arrière-pensée poignante que toute l'amabilité délicate et ingénieuse de la mère1 ne put assoupir dans l'âme du jeune précepteur. Il se contint

< Écossais, › a dit de lui M. de Latouche (Vallce aux Loups). Ce trait est saisi d'après nature, il peint tout Farcy au physique et résume les plus minutieuses descriptions qu'on pourrait faire de lui: Écossais de physionomie et aussi de philosophie, c'est juste cela.

1 La belle madame de Narischkin.

durant près de trois ans. Puis enfin, trouvant son pécule assez grossi et så chaîne par trop pesante, il la secoua. Je trouve, dans des notes qu'il écrivait alors, l'expression exagérée, mais bien vive, du sentiment de fierté qui l'ulcérait: «Que me parlez-vous de joie? Oh! voyez, voyez mon « âme encore marquée des flétrissantes empreintes de l'es« clavage, voyez ces blessures honteuses que le temps et mes << larmes n'ont pu fermer encore... Laissez-moi, je veux être <«< libre... Ah! j'ai dédaigné de plus douces chaînes; je veux « être libre. J'aime mieux vivre avec dignité et tristesse que « de trouver des joies factices dans l'esclavage et le mépris « de moi-même. >>

Ce fut un an environ avant de quitter ses fonctions de précepteur (1825) qu'il publia une traduction du troisième volume des Éléments de la Philosophie de l'Esprit humain, par Dugald Stewart. Ce travail, entrepris d'après les conseils de M. Cousin, était précédé d'une introduction dans laquelle Farcy éclaircissait avec sagacité et exposait avec précision divers points délicats de psychologie. Il donna aussi quelques articles littéraires au Globe dans les premiers temps de sa fondation.

Enfin, vers septembre 1826, voilà Farcy libre, maître de lui-même; il a de quoi se suffire durant quelques années, il part; tout froissé encore du contact de la société, c'est la nature qu'il cherche, c'est la terre que tout poëte, que tout savant, que tout chrétien, que tout amant désire: c'est l'Italie. Il part seul; lui, il n'a d'autre but que de voir et de sentir, de s'inonder de lumière, de se repaître de la couleur des lieux, de l'aspect général des villes et des campagnes, de se pénétrer de ce ciel si calme et si profond, de contempler avec une âme harmonieuse tout ce qui vit, nature et hommes. Hors de là, peu de choses l'intéressent; l'antiquité ne l'occupe guère, la société moderne ne l'attire pas. Il se laisse et il se sent vivre. A Rome, son impression fut particulière. Ce qu'il en aima seulement, ce fut ce sublime silence de mort quand on en

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