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Pour écrire avec génie, il faut penser avec génie; pour bien écrire, il suffit d'une certaine dose de sens, d'imagination et de goût. Boileau en est la preuve : il imite, il traduit, il arrange à chaque instant les idées et les expressions des anciens; mais tous ces larcins divers sont artistement reçus et disposés sur un fond commun qui lui est propre; son style a une couleur, une texture; Boileau est bon écrivain en vers. Le style de Rousseau, au contraire, ne se tient nullement et ne forme pas une seule et même trame. Cette strophe commence avec éclat, puis finit en détonnant; cette métaphore qui promettait avorte; cette image est brillante, mais jure au milieu de son entourage terne, comme de l'argent plaqué sur de l'étain. C'est que ce brillant et ce beau appartiennent tantôt à Platon, tantôt à Pindare, tantôt même à Boileau et à Racine : Rousseau s'en est emparé comme un rhétoricien fait d'une bonne expression qu'il place à toute force dans le prochain discours. Ce qui est bien de lui, c'est le prosaïque, le commun, la déclamation à vide, ou encore le mauvais goût, comme les livrées de Vertumne et les haleines qui fondent l'écorce des eaux. A vrai dire, le style de Rousseau n'existe pas.

Notre opinion sur Jean-Baptiste est dure, mais sincère; nous la préciserons davantage encore. Si, en juin 1829, un jeune homme de vingt ans, inconnu, nous arrivait un matin d'Auxerre ou de Rouen avec un manuscrit contenant le Cantique d'Ezéchias, l'Ode au comte du Luc et la Cantate de Circé, ou l'équivalent, après avoir jeté un coup d'œil sur les trois chefs-d'œuvre, on lui dirait, ce me semble, ou du moins on penserait à part soi : « Ce jeune homme n'est pas dénué ⚫ d'habitude pour les vers; il a déjà dû en brûler beaucoup; << il sent assez bien l'harmonie de détail, mais sa strophe est • pesante et son vers symétrique. Son style a de la gravité, quelque noblesse, mais peu d'images, peu de consistance, nulle originalité; il y a de beaux traits, mais ils sont pris. << Le pire, c'est que l'auteur manque d'idées et qu'il se traîne

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<< pour en ramasser de toutes parts. Il a besoin de travailler « beaucoup, car, le génie n'y étant pas, il ne fera passable«ment qu'à force d'étude. » Et là-dessus, tout haut on l'encouragerait fort, et tout bas on n'en espérerait rien.

Que restera-t-il donc de J.-B. Rousseau? Il a aiguisé une trentaine d'épigrammes en style marotique, assez obscènes et laborieusement naïves; c'est à peu près ce qui reste aussi de Mellin de Saint-Gelais 1.

Mêlé toute sa vie aux querelles littéraires, salué, comme Crébillon, du nom de grand par Des Fontaines, Le Franc et la faction anti-voltairienne, Rousseau avait perdu en réputation à mesure que la gloire de son rival s'était affermie et que les principes philosophiques avaient triomphé; il avait été même assez sévèrement apprécié par La Harpe et Le Brun. Mais, depuis qu'au commencement de ce siècle d'ardents et généreux athlètes ont rouvert l'arène lyrique et l'ont remplie de luttes encore inouïes, cet instinct bas et envieux, qui est de toutes les époques, a ramené Rousseau en avant sur la scène littéraire, comme adversaire de nos jeunes contemporains on a redoré sa vieille gloire et recousu son drapeau. Gacon, de nos jours, se fût réconcilié avec lui, et l'eût appelé notre grand lyrique. C'est cette tactique peu digne, quoique éternelle, qui a provoqué dans cet article notre sévérité franche et sans réserve. Si nous avions trouvé le nom de JeanBaptiste sommeillant dans un demi-jour paisible, nous nous serions gardé d'y porter si rudement la main; ses malheurs seuls nous eussent désarmé tout d'abord, et nous l'eussions

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Mellin de Saint-Gelais dont les poésies sont fastidieuses à la mort, ‹ à dix ou douze épigrammes près, qui sont véritablement excellentes. > (Lettre de Rousseau à Brossette, du 25 janvier 1718). Mais Rousseau fait le bon apôtre quand il dit (29 janvier 1716): « Il y a des choses dont les libertins < même un peu raisonnables ne sauroient rire, et la liberté de l'épigramme doit < avoir des bornes. Marot et Saint-Gelais ne les ont point passées... S'ils ont <badiné aux dépens des religieux, ils n'ont point ri aux dépens de la religion.> (Voir, si l'on veut s'édifier là-dessus, mon Tableau de la Poésie française au XVIe siècle, 1843, page 37.)

laissé sans trouble à son rang, non loin de Piron, de Gresset et de tant d'autres, qui certes le valaient bien.

Juin 1829.

Cet article, dont le ton n'est pas celui des précédents ni des suivants, et dont l'auteur aujourd'hui désavoue entièrement l'amertume blessante, a été reproduit ici comme pamphlet propre à donner idée du paroxysme littéraire de 1829. Ajoutons seulement que, sans trop modifier le fond de notre jugement sur les odes, qui n'est guère après tout que celui qu'a porté Vauvenargues (Je ne sais si Rousseau a surpassé Horace et Pindare dans ses odes: s'il les a surpassés, j'en conclus que l'ode est un mauvais genre, etc., etc.), il nous semble injuste et dur, en y réfléchissant, de ne pas prendre en considération ces trente dernières années de sa vie, où Rousseau montra jusqu'au bout de la constance et une honorable fermeté à ne pas vouloir rentrer dans sa patrie par grâce, sans jugement et réhabilitation. Quels qu'aient été sa conduite secrète, ses nouveaux tracas à l'étranger, sa brouille avec le prince Eugène, etc., etc., il demeura digne à l'article du bannissement. Sa correspondance durant ce temps d'exil avec Rollin, Racine fils, Brossette, M. de Chauvelin et le baron de Breteuil, a des parties qui recommandent son goût et qui tendent à relever son caractère. Quelques-uns de ses vers religieux (en les supposant écrits depuis cette date fatale) semblent même s'inspirer du sentiment énergique qu'il a de sa propre innocence: «Mais de ces langues diffamantes Dieu saura venger l'innocent, etc.,› et plusieurs semblables endroits. Il est fàcheux que, non content de protester pour lui, il ait persisté à incriminer les autres, comme Rollin le lui fit sentir un jour (voir l'Eloge de Rollin par de Boze). A le juger impartialement, on conçoit que l'abbé d'Olivet et d'autres contemporains de mérite, sous l'influence et l'illusion de l'amitié, aient pu dire, en parlant de lui, l'illustre malheureux. On doit désirer (sans toutefois en être bien certain) qu'ils aient plus raison que Lenglet-Dufresnoy dans ses Pièces curieuses sur Rousseau.-Contradiction des jugements humains, même chez les plus compétents! la première fois que j'eus l'honneur d'être présenté à M. de Chateaubriand, il me reprit tout d'abord sur cet article; la première fois que j'eus l'honneur de voir M. Royer-Collard, tout d'abord il m'en félicita.

LE BRUN.

Vers l'époque où J.-B. Rousseau banni adressait à ses protecteurs des odes composées au jour le jour, sans unité d'inspiration, et que n'animait ni l'esprit du siècle nouveau ni celui du siècle passé, en 1729, à l'hôtel de Conti, naissait d'un des serviteurs du prince un poëte qui devait bientôt consacrer aux idées d'avenir, à la philosophie, à la liberté, à la nature, une lyre incomplète, mais neuve et sonore, et que le temps ne brisera pas. C'est une remarque à faire qu'aux approches des grandes crises politiques et au milieu des sociétés en dissolution, sont souvent jetées d'avance, et comme par une ébauche anticipée, quelques âmes douées vivement des trois ou quatre idées qui ne tarderont pas à se dégager et qui prévaudront dans l'ordre nouveau. Mais en même temps, chez ces individus de nature fortement originale, ces idées précoces restent fixes, abstraites, isolées, déclamatoires. Si c'est dans l'art qu'elles se produisent et s'expriment, la forme en sera nue, sèche et aride, comme tout ce qui vient avant la saison. Ces hommes auront grand mépris de leur siècle, de sa mesquinerie, de sa corruption, de son mauvais goût. Ils aspireront à quelque chose de mieux, au simple, au grand, au vrai, et se dessécheront et s'aigriront à l'attendre; ils

voudront le tirer d'eux-mêmes; ils le demanderont à l'avenir, au passé, et se feront antiques pour se rajeunir; puis les choses iront toujours, les temps s'accompliront, la société mûrira, et lorsque éclatera la crise, elle les trouvera déjà vieux, usés, presque en cendres; elle en tirera des étincelles, et achèvera de les dévorer. Ils auront été malheureux, àcres, moroses, peut-être violents et coupables. Il faudra les plaindre, et tenir compte, en les jugeant, de la nature des temps et de la leur. Ce sont des espèces de victimes publiques, des Prométhées dont le foie est rongé par une fatalité intestine; tout l'enfantement de la société retentit en eux, et les déchire; ils souffrent et meurent du mal dont l'humanité, qui ne meurt pas, guérit, et dont elle sort régénérée. Tels furent, ce me semble, au dernier siècle, Alfieri en Italie, et Le Brun en France.

Né dans un rang inférieur, sans fortune et à la charge d'un. grand seigneur, Le Brun dut se plier jeune aux nécessités de sa condition. Il mérita vite la faveur du prince de Conti par des éloges entremêlés de conseils et de maximes philosophiques. A la fois secrétaire des commandements et poëte lyrique, il releva le mieux qu'il put la dépendance de sa vie par l'audace de sa pensée, et il s'habitua de bonne heure à garder pour l'ode, ou même pour l'épigramme, cette verdeur franche et souvent acerbe qui ne pouvait se faire jour ailleurs. Aussi, plus tard, bien qu'il conservât au fond l'indépendance intérieure qu'il avait annoncée dès ses premières années, on le voit toujours au service de quelqu'un. Ses habitudes de domesticité trouvent moyen de se concilier avec sa nature énergique. Au prince de Conti succèdent le comte de Vaudreuil et M. de Calonne, puis Robespierre, puis Bonaparte; et pourtant, au milieu de ces servitudes diverses, Le Brun demeure ce qu'il a été tout d'abord, méprisant les bassesses du temps, vivant d'avenir, effréné de gloire, plein de sa mission de poëte, croyant en son génie, rachetant une action plate par une belle ode, ou se venge d'une ode contre son cœur par une épi

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