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Les jardins parlent peu, si ce n'est dans mon livre :
De façon que, lassé de vivre

Avec des gens muets, notre homme, un beau matin,
Va chercher compagnie, et se met en campagne.
L'ours, porté d'un même dessein,
Venoit de quitter sa montagne.

Tous deux, par un cas surprenant,

Se rencontrent en un tournant.

L'homme eut peur: mais comment esquiver?1 et que faire
Se tirer en Gascon d'une semblable affaire

Est le mieux il sut donc dissimuler sa peur.
L'ours, très-mauvais complimenteur,

Lui dit Viens-t'en me voir. L'autre reprit : Seigneur,
Vous voyez mon logis; si vous me vouliez faire
Tant d'honneur que d'y prendre un champêtre repas,
J'ai des fruits, j'ai du lait : ce n'est peut-être pas
De nosseigneurs les ours le manger ordinaire; 2
Mais j'offre ce que j'ai. L'ours l'accepte; et d'aller.
Les voilà bons amis avant que d'arriver
Arrivés, les voilà se trouvant bien ensemble;

Et bien qu'on soit, à ce qu'il semble,

Beaucoup mieux seul qu'avec des sots,

Comme l'ours en un jour ne disoit pas deux mots,
L'homme pouvoit sans bruit vaquer à son ouvrage.
L'ours alloit à la chasse, apportoit du gibier;
Faisoit son principal métier

D'être bon émoucheur; écartoit du visage

De son ami dormant ce parasite ailé

Que nous avons mouche appelé.

Un jour que le vieillard dormoit d'un profond somme,

1. Voyez tome I, note de la page 217.

2. L'ours commun est frugivore.

Sur le bout de son nez une allant se placer
Mit l'ours au désespoir; il eut beau la chasser.
Je t'attraperai bien, dit-il; et voici comme.
Aussitôt fait que dit le fidèle émoucheur

:

Vous empoigne un pavé, le lance avec roideu
Casse la tête à l'homme en écrasant la mouche:
Et, non moins bon archer que mauvais raisonneur,
Roide mort étendu sur la place il le couche.

Rien n'est si dangereux qu'un ignorant ami;
Mieux vaudroit un sage ennemi.

FABLE XI.

LES DEUX AMIS.

Deux vrais amis vivoient au Monomotapa;
L'un ne possédoit rien qui n'appartînt à l'autre.
Les amis de ce pays-là

Valent bien, dit-on, ceux du nôtre.

Une nuit que chacun s'occupoit au sommeil,
Et mettoit à profit l'absence du soleil,

Un de nos deux amis sort du lit en alarme:
Il court chez son intime, éveille les valets :
Morphée avoit touché le seuil de ce palais.
L'ami couché s'étonne; il prend sa bourse, il s'arme,
Vient trouver l'autre, et dit: Il vous arrive peu
De courir quand on dort; vous me paroissiez homme
A mieux user du temps destiné pour le somme :
N'auriez-vous point perdu tout votre argent au jeu?
En voici. S'il vous est venu quelque querelle,
J'ai mon épée; allons. Vous ennuyez-vous point
De coucher toujours seul? une esclave assez belle
Étoit à mes côtés; voulez-vous qu'on l'appelle?
Non, dit l'ami, ce n'est ni l'un ni l'autre point :
Je vous rends grâce de ce zèle.

Vous m'ètes, en dormant, un peu triste apparu:
J'ai craint qu'il ne fût vrai; je suis vite accouru.
Ce maudit songe en est la cause.

Qui d'eux aimoit le mieux? Que t'en semble, lecteur?
Cette difficulté vaut bien qu'on la propose.

Qu'un ami véritable est une douce chose!

Il cherche vos besoins au fond de votre cœur ;
Il vous épargne la pudeur

De les lui découvrir vous-même :

1

Un songe, un rien, tout lui fait peur

Quand il s'agit de ce qu'il aime.

1. VAR. Édition de 1678: Une ombre. Mais La Fontaine a changé ce mot au moyen de son errata.

FABLE XII.

LE COCHON, LA CHÈVRE ET LE MOUTON,

Une chèvre, un mouton, avec un cochon gras,
Montés sur même char, s'en alloient à la foire.
Leur divertissement ne les y portoit pas;
On s'en alloit les vendre, à ce que dit l'histoire :
Le charton n'avoit pas dessein

De les mener voir Tabarin. 2

Dom pourceau crioit en chemin

Comme s'il avoit eu cent bouchers à ses trousses :
C'étoit une clameur à rendre les gens sourds.
Les autres animaux, créatures plus douces,
Bonnes gens, s'étonnoient qu'il criât au secours;
Ils ne voyoient nul mal à craindre.

Le charton dit au porc: Qu'as-tu tant à te plaindre?
Tu nous étourdis tous que ne te tiens-tu coi?
Ces deux personnes-ci, plus honnêtes que toi,
Devroient t'apprendre à vivre, ou du moins à te taire :
Regarde ce mouton; a-t-il dit un seul mot?

1. Charton ou chareton, vieux mot pour charretier, voiturier.

2. Tabarin était le bouffon gagé d'un nommé Mondor, vendeur de baume et d'onguent, qui avait établi son théâtre sur la place du Pont-Neuf, du côté de la place Dauphine, au commencement du xvIIe siècle. Les farces comiques et ordurières qui y furent jouées eurent un succès prodigieux, et servirent à divertir la cour et la ville. Tabarin en acquit une telle célébrité qu'on imprima ses lazzi, et que ce recueil eut six éditions; il est intitulé: Recueil général et fantaisies de Tabarin, divisé en deux parties, etc. Paris,

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