Page images
PDF
EPUB

FABLE VIII.

LE RIEUR ET LES POISSONS.

On cherche les rieurs; et moi je les évite.
Cet art veut, sur tout autre, un suprême mérite :
Dieu ne créa que pour les sots

Les méchants diseurs de bons mots.
J'en vais peut-être en une fable
Introduire un; peut-être aussi

Que quelqu'un trouvera que j'aurai réussi.

Un rieur étoit à la table

D'un financier, et n'avoit en son coin

Que de petits poissons tous les gros étoient loin.
Il prend donc les menus, puis leur parle à l'oreille;
Et puis il feint, à la pareille,

D'écouter leur réponse. On demeura surpris :
Cela suspendit les esprits.

Le rieur alors, d'un ton sage,

Dit qu'il craignoit qu'un sien ami,
Pour les grandes Indes parti,

N'eût depuis un an fait naufrage.

Il s'en informoit donc à ce menu fretin :

Mais tous lui répondoient qu'ils n'étoient pas d'un âge A savoir au vrai son destin;

Les gros en sauroient davantage.

N'en puis-je donc, messieurs, un gros interroger?

De dire si la compagnie

Prit goût à sa plaisanterie,

J'en doute; mais enfin il les sut engager

A lui servir d'un monstre assez vieux pour lui dire Tous les noms des chercheurs de mondes inconnus

Qui n'en étoient pas revenus,

Et que depuis cent ans sous l'abîme avoient vus Les anciens du vaste empire.

FABLE IX.1

LE RAT ET L'HUITRE.

Un rat, hôte d'un champ, rat de peu de cervelle,
Des lares paternels un jour se trouva soûl.
Il laisse là le champ, le grain, et la javelle,
Va courir le pays, abandonne son trou.

Sitôt qu'il fut hors de la case:

Que le monde, dit-il, est grand et spacieux!
Voilà les Apennins, et voici le Caucase!
La moindre taupinée étoit mont à ses yeux.
Au bout de quelques jours le voyageur arrive
En un certain canton où Thétis sur la rive

Avoit laissé mainte huitre; et notre rat d'abord

Crut voir, en les voyant, des vaisseaux de haut bord.
Certes, dit-il, mon père étoit un pauvre sire!

Il n'osoit voyager, craintif au dernier point.
Pour moi, j'ai déjà vu le maritime empire:

J'ai passé les déserts, mais nous n'y bûmes point.'
D'un certain magister le rat tenoit ces choses,

1. Cette fable est la quatrième du recueil de Fables et autres poésies publié en 1671.

2. Au chapitre XXXIII du livre de Rabelais, quand on propose à Picrochole la conquête du monde, et qu'on lui fait traverser en idée, avec toute sa suite, les trois Arabies, il dit : « Ha! paovres gents, que boirons-nous par ces déserts?» On lui répond qu'on a pourvu à tout, et que la caravane de la Mecque s'y trouve, et lui fournit du pain et du vin. « Voir (dit Picrochole), mais nous ne busmes poinct frais. »>

Et les disoit à travers champs;
N'étant pas de ces rats qui, les livres rongeants,

Se font savants jusques aux dents.

Parmi tant d'huîtres toutes closes

Une s'étoit ouverte; et, bâillant au soleil,
Par un doux zéphyr réjouie,

Humoit l'air, respiroit, étoit épanouie,

Blanche, grasse, et d'un goût, à la voir, nonpareil.
D'aussi loin que le rat voit cette huître qui bâille :
Qu'aperçois-je? dit-il; c'est quelque victuaille!
Et, si je ne me trompe à la couleur du mets,
Je dois faire aujourd'hui bonne chère, ou jamais.
Là-dessus maître rat, plein de belle espérance,
Approche de l'écaille, allonge un peu le cou,
Se sent pris comme aux lacs; car l'huître tout d'un coup
Se referme. Et voilà ce que fait l'ignorance.

Cette fable contient plus d'un enseignement :
Nous y voyons premièrement

Que ceux qui n'ont du monde aucune expérience
Sont, aux moindres objets, frappés d'étonnement;
Et puis nous y pouvons apprendre

Que tel est pris qui croyoit prendre.

FABLE X.

L'OURS ET L'AMATEUR DES JARDINS.

Certain ours montagnard, ours à demi léché, 1
Confiné par le sort dans un bois solitaire,
Nouveau Bellerophon, vivoit seul et caché.

2

Il fût devenu fou la raison d'ordinaire
N'habite pas longtemps chez les gens séquestrés.
Il est bon de parler, et meilleur de se taire;
Mais tous deux sont mauvais alors qu'ils sont outrés.
Nul animal n'avoit affaire

Dans les lieux que l'ours habitoit;

Si bien que, tout ours qu'il étoit,

Il vint à s'ennuyer de cette triste vie.
Pendant qu'il se livroit à la mélancolie,
Non loin de là certain vieillard

S'ennuyoit aussi de sa part.

Il aimoit les jardins, étoit prêtre de Flore;
Il l'étoit de Pomone encore.

Ces deux emplois sont beaux; mais je voudrois parmi
Quelque doux et discret ami.

1. On comprend cette expression si l'on se reporte à la tradition populaire dont il est parlé dans la note de la page 79 du tome Ier.

2. Le vainqueur de la Chimère, qui, ayant eu le malheur de tuer son frère, fut plongé dans une mélancolie si profonde qu'elle ne finit qu'avec sa vie.

3. La Fontaine avait mis toujours dans son édition; il a substitué longemps dans l'errata.

« PreviousContinue »