Page images
PDF
EPUB

flexibles en cadence. C'est en vain : les oreilles de l'âne préfèrent le murmure grossier et le cri barbare de l'imbécile oiseau.

« Que dirai-je de plus? devant un pareil juge, le pigeon l'emporte sur l'aigle en courage; le corbeau est plus élégant que le paon émaillé; la brebis est plus rapace que le loup; tant la malignité de l'âne est égale à sa stupidité.

« Un renard présent dit aux animaux qui sifflaient ces arrêts injustes « Je n'avais espéré rien autre chose de celui dont le << palais trouve le chardon d'un goût si délicat 1. »

Comme on le peut bien penser, on a recherché activement la fable de La Fontaine ; plus d'un a prétendu l'avoir retrouvée. Il y avait là une tentation bien puissante pour les faiseurs de pastiches. Faire accepter du public un morceau de sa composition pour une œuvre de l'inimitable poëte eût été un de ces triomphes que l'amour-propre savoure avec délices; mais y réussir était difficile. Une imitation de l'Asinus judex parut audacieusement, sous la signature de La Fontaine, dans le Journal des Débats du 6 décembre 1822. Elle ne fit guère illusion, et fut plus tard avouée par Le Bailly, fabuliste de cette époque.

En 1862, M. Eusèbe Castaigne, bibliothécaire à Angoulême, mit au jour sous le titre : Fable inédite de La Fontaine, découverte, annotée et publiée par un bibliophile de province, un nouveau texte de la fable disparue. Voici les explications qu'il donne:

« Nous avons trouvé l'Ane juge sur le dernier feuillet de garde d'une édition grecque-latine des fables d'Ésope, ainsi intitulée : Æsopi græce et latine nunc denuo select fabulæ ; eæ item quas Avienus carmine expressit. Accedit Ranarum et Murium Pugna, Homero olim asscripta (Lugduni Batavorum, ex officina Joannis Maire, 1632), pet. in-8°, relié en parchemin noir et orné de nombreuses figures sur bois.

« Ce petit volume, que nous avons acheté à Paris, dès 1847, chez un bouquiniste de la rue des Grès, pour la modique somme de 2 fr. 50 c., porte l'estampille imprimée Du CABINET DE LIVRES DE PONTCHARTRAIN, avec les insignes de l'illustre chancelier de ce nom. Bien que nous connaissions les relations de La Fontaine

1. Traduction Eusèbe Castaigne.

avec ce célèbre personnage et les vers que le poëte fit à sa louange, il nous serait impossible pour le moment d'affirmer si l'écriture pâle et jaune de la fable est celle de Louis Phelippeaux, comte de Pontchartrain, ou de quelque membre de sa maison; ce qu'il y a de certain, c'est qu'elle n'est pas de la main du grand fabuliste, dont les autographes sont connus par les fac-simile qui en ont été donnés par MM. Walckenaer, Robert et autres; et il ne peut même y avoir aucun doute à cet égard, puisque l'Ane juge porte en suscription ces mots bien significatifs par FEU mons de La Fontaine. Du reste, l'écriture fine et lisible, demi-coulée et demi-bâtarde, de la fable copiée sur l'Ésope grec-latin, est je ne dirai pas de la main d'un écolier, mais d'une personne peu habituée à transcrire des ouvrages de poésie, puisque les vers plus ou moins longs n'y sont distingués par aucune retraite et commencent tous à la même marge.

« La copie que nous avons sous les yeux reproduit, à peu de chose près, l'orthographe de La Fontaine, qui s'employait encore souvent dans les manuscrits du siècle dernier; mais nous avons abandonné, quoiqu'à regret, cette manière d'écrire, pour nous conformer à celle dont les éditeurs de nos jours se servent dans la réimpression des classiques. Nous avons donc imprimé : âne élu, goûts, goûta, bientôt, guêpe, guêpin, trésor, étoit, traîtresse, étendre, égale, compote, piquant, maître, blâmer, arrêt, tête, mécontents, féle, croque, bête, au lieu de: asne, esleu, gousts, gousta, bientost, guespe, guespin, thresor, estoit, traistresse, estendre, esgale, composte, picquant, maistre, blasmer, arrest, teste, mescontents, feste, crocque, beste, qui se prononçaient comme aujourd'hui, les lettres que nous supprimons n'entrant anciennement dans la composition des mots que pour en indiquer l'étymologie. Les u consonnes ont été remplacés aussi par des v, la ponctuation presque nulle dans la copie a été rétablie, et il n'a été conservé de la vieille orthographe que la diphthongue oi pour les imparfaits. Reproduisons maintenant le texte de M. Eusèbe Castaigne.

L'Ane juge.

Un baudet fut élu, par la gent animale,

Juge d'une chambre royale:

« C'est l'homme qu'il nous faut! » disoient autour de lui

Ses amis, accourus tout exprès au concile;

« Simple dans son maintien, et dans ses goûts facile,

Il sera de Thémis l'incomparable appui;

Et, de plus, il rendra sentences nonpareilles,
Puisque, tenant du ciel les plus longues oreilles,
Il doit le mieux entendre aux affaires d'autrui. »>
Bientôt l'industrieuse avette, 1

Devant cet arbitre imposant,

Se plaignit que la guêpe alloit partout disant
Que le trésor doré des filles de l'Hymette,

Loin de valoir son miel àcre et rousseau,
N'étoit bon qu'à sucrer potage de pourceau. 2
« Contre cette menteuse, impudente et traîtresse,
J'implore à genoux Votre Altesse, »>

Dit l'abeille tremblante au juge à gros museau.
A ces mots, l'âne se redresse

Dans son tribunal;

Et, prenant un air magistral,

Décorum 3 ordinaire aux gens de son espèce,

Il ordonne à l'huissier d'étendre au bord d'un muid
Égale part de l'un et de l'autre produit.

Le grison en goûta du fin bout de la langue,

Pas une fois, mais deux; et tint cette harangue,

La gloire de la robe et du bonnet carré : *

1. Ce charmant diminutif du mot abeille vient d'apicula ou plutôt d'avicula. Il est employé par la plupart des poëtes du xvre siècle, dont La Fontaine faisait sa lecture favorite. (E. C.)

2. Que les guêpes fassent ou ne fassent pas de miel, qu'il soit en quantité minime ou abondante, qu'il soit doré, qu'il soit rousseau, le fabuliste n'y regarde pas de si près; il n'est pas naturaliste, il est poëte, et il lui suffit de croire, avec ses contemporains, qu'elles en composent de détestable. C'est d'ailleurs une croyance erronée, soigneusement conservée dans toutes les éditions du Dictionnaire de l'Académie française. Exemple tiré de la première édition (1694, 2 vol. in-fol.) : « Guespe, s. f., grosse mousche, presque semblable à une abeille, et qui a un aiguillon et fait de mauvais miel. » Autre exemple tiré de la cinquième et dernière édition (1835, 2 vol. in-4o) : « Guêpe, s. f., grosse mouche, presque semblable à une abeille, qui a un aiguillon et qui fait de mauvais miel. » (E. C.)

3. Il y a dans la copie decoron, comme on prononçait du temps de La Fontaine, et comme prononcent encore plusieurs personnes, dans les départements méridionaux. (E. C.)

4. Racine a dit de M. Perrin Dandin :

Il veut, bon gré, mal gré,

Ne se coucher qu'en robe et qu'en bonnet carré.

(Les Plaideurs, acte I, scène 1.)

«La plaignante ayant fait une cuisine fade,
Nous déclarons, tout bien considéré,

Qu'à sa compote de malade

Le miel guêpin est par nous préféré.
Quelle saveur au palais agréable!
C'est le piquant des mets délicieux
Dont Hébé parfume la table

De Jupin, le maître des dieux! »

Et chacun de blâmer cet arrêt vicieux.

Mais sire Goupillet, 1 renard de forte tête,

Leur dit : « De votre choix vous avez les guerdons ;
Je n'attendois pas moins de ce croque-chardons,

Selon ses goûts juge la bête.3»

Par feu mons' de La Fontaine.

1. La copie portait primitivement :

Mais un renard de forte tête.

2

Ce vers de huit syllabes est devenu alexandrin par une correction due à la main qui a écrit le corps de la fable: le mot un a été rayé et sire Goupillet interligné, avec une encre un peu moins pâlie. Nous avons cru devoir conserver ces deux mots dans le vers, qui n'en paraît pas plus mauvais, sauf aux éditeurs futurs à les supprimer, si l'on venait un jour à découvrir une autre copie de la fable où ne se trouverait pas cette addition.

Ce mot Goupillet est ici un nom propre formé de goupil (vulpes), ancien nom commun du renard; on rencontre aussi gourpil, gorpil, vorpil, etc., dans Marie de France et autres fabulistes du moyen âge. Piron est l'auteur d'une assez mauvaise fable, intitulée le Goupil et la Poule, où se trouvent les vers suivants :

Le Goupil (c'est ainsi qu'on nommoit un renard,
Au bon vieux temps de Charlemagne),

Autant que je puis m'y connoître,
C'est de sa queue et de son nom

Que dérive et que vient peut-être
L'outil appelé goupillon.

On connaît aussi cet ancien proverbe : « A goupil endormi, rien ne chet en la gueule. » (E. C.)

2. Ce vieux mot guerdon, conservé jusqu'à nos jours, avec son verbe guerdonner, dans le Dictionnaire de l'Académie, signifie loyer, salaire, récompense.

3. Morale parfaitement amenée et destinée à devenir proverbe. Nous l'avons comprise dans les guillemets qui renferment les paroles du renard, bien qu'il n'y en ait aucune indication dans la copie, et que La Fontaine

Cette fable est-elle vraiment celle de La Fontaine ? Je laisse au goût de chaque lecteur à décider la question.

Bien d'autres productions ont été et sont encore, d'année en année, attribuées à La Fontaine. M. P. Lacroix en a mis au jour deux volumes in-8°, l'un en 1863 et l'autre en 1868. En laissant de côté le Renard et les Mouches (première ébauche), l'Ane juge dont il vient d'être question, la Tourterelle veuve du Hibou et Jupiter et les deux Tonneaux, extraits d'autres ouvrages du poëte, il n'y a pas moins de vingt-trois fables dans le premier de ces volumes, et de sept fables dans le second, c'est-à-dire de trente fables en tout, qu'il faudrait ajouter au recueil de La Fontaine. Après avoir examiné avec la plus grande attention les raisons alléguées par l'éditeur pour justifier l'attribution qu'il fait de chacune de ces pièces à La Fontaine, il nous a paru que cette attribution est toujours hasardée et souvent arbitraire. Dans notre commentaire du livre V, à propos de la fable xvii, nous avons reproduit celle du Renard et de l'Écureuil, qu'il était intéressant de faire connaître. Nous allons transcrire encore la petite fable du Rossignol qu'on a parfois insérée dans l'œuvre de La Fontaine avec l'interprétation suivante :

Cette fable aurait été écrite par La Fontaine dans un jour de juste mécontentement, lorsqu'il eut vu que Chapelain ne l'avait pas compris dans la liste des pensions. Elle ferait sentir, sous le rêveur cru insouciant, le genus irritabile et l'homme enfin ayant conscience de son mérite.

Un bruit s'épandit en tous lieux,

Qu'aux oiseaux qui chantoient le mieux

On donneroit du grain pour toute leur année.
« J'en aurai, dit le rossignol,

Si la chose est bien ordonnée. »
Tout aussitôt il prend son vol,

Pour s'en aller à la donnée.

Là vinrent des oiseaux de toutes les façons :

Force serins, force pinsons,

Force merles, force alouettes,

mette rarement la morale dans la bouche de ses acteurs; il en offre cependant quelques exemples: voir, entre autres, le Rat de ville et le Rat des champs, le Satyre et le Passant, le Milan et le Rossignol, etc. (E. C.)

« PreviousContinue »