Page images
PDF
EPUB

FABLE XIII.

LES DEUX COQS.

Deux coqs vivoient en paix : une poule survint,
Et voilà la guerre allumée.

Amour, tu perdis Troie! et c'est de toi que vint
Cette querelle envenimée

Où du sang des dieux même 1 on vit le Xanthe teint!
Longtemps entre nos coqs le combat se maintint.
Le bruit s'en répandit par tout le voisinage :
La gent qui porte crête au spectacle accourut;
Plus d'une Hélène au beau plumage
Fut le prix du vainqueur. Le vaincu disparut :
Il alla se cacher au fond de sa retraite,

Pleura sa gloire et ses amours, 2

Ses amours qu'un rival, tout fier de sa défaite,
Possédoit à ses yeux. Il voyoit tous les jours.
Cet objet rallumer sa haine et son courage;

1. En prose on écrirait : Où du sang des dieux mêmes... Mais cette dérogation à la syntaxe a toujours été très-pratiquée en poésie :

2.

Ainsi par les lois même en mon pouvoir remise,
Je me donne au monarque à qui je fus promise.

CORNEILLE, Sophon., III, 6.

Eux-même ils détruiront cet effroyable ouvrage,
Instrument de leur honte et de leur esclavage.

VOLTAIRE, Alzire, II, 6.

Multa gemens ignominiam plagasque superbi
Victoris, tum quos amisit inultus amores.

VIRG., Georg., III, 226.

Il aiguisoit son bec, battoit l'air et ses flancs,

Et, s'exerçant contre les vents,

S'armoit d'une jalouse rage.

Il n'en eut pas besoin. Son vainqueur sur les toits S'alla percher, et chanter sa victoire.

Un vautour entendit sa voix :

Adieu les amours et la gloire;

Tout cette orgueil périt sous l'ongle du vautour.
Enfin, par un fatal retour,

Son rival autour de la poule
S'en revint faire le coquet.
Je laisse à penser quel caquet;

Car il eut des femmes en foule.

La fortune se plaît à faire de ces coups:
Tout vainqueur insolent à sa perte travaille.
Défions-nous du sort, et prenons garde à nous
Après le gain d'une bataille.

FABLE XIV.

L'INGRATITUDE ET L'INJUSTICE DES HOMMES
ENVERS LA FORTUNE.

Un trafiquant sur mer, par bonheur, s'enrichit.
Il triompha des vents pendant plus d'un voyage :
Gouffre, banc, ni rocher, n'exigea de péage
D'aucun de ses ballots; le Sort l'en affranchit.
Sur tous ses compagnons Atropos et Neptune
Recueillirent leurs droits, tandis que la Fortune
Prenoit soin d'amener son marchand à bon port.
Facteurs, associés, chacun lui fut fidèle.

Il vendit son tabac, son sucre, sa cannelle
Ce qu'il voulut, sa porcelaine encor.
Le luxe et la folie enflèrent son trésor;

Bref, il plut dans son escarcelle.

On ne parloit chez lui que par doubles ducats;
Et mon homme d'avoir chiens, chevaux, et carrosses;
Ses jours de jeûne étoient des noces.

Un sien ami, voyant ces somptueux repas,

Lui dit: Et d'où vient donc un si bon ordinaire ?

-

Et d'où me viendroit-il que de mon savoir-faire?

Je n'en dois rien qu'à moi, qu'à mes soins, qu'au talent

De risquer à propos, et bien placer l'argent.
Le profit lui semblant une fort douce chose,

Il risqua de nouveau le gain qu'il avoit fait;
Mais rien, pour cette fois, ne lui vint à souhait.

Son imprudence en fut la cause :

Un vaisseau mal frété périt au premier vent;
Un autre, mal pourvu des armes nécessaires,
Fut enlevé par les corsaires;

Un troisième au port arrivant,

Rien n'eut cours ni débit le luxe et la folie

:

N'étoient plus tels qu'auparavant.

Enfin, ses facteurs le trompant,

Et lui-même ayant fait grand fracas, chère lie,
Mis beaucoup en plaisirs, en bâtiments beaucoup, '
Il devint pauvre tout d'un coup.

Son ami, le voyant en mauvais équipage,

Lui dit D'où vient cela? - De la Fortune, hélas!
- Consolez-vous, dit l'autre ; et s'il ne lui plaît pas
Que vous soyez heureux, tout au moins soyez sage.

Je ne sais s'il crut ce conseil :

Mais je sais que chacun impute, en cas pareil,
Son bonheur à son industrie;

Et si de quelque échec notre faute est suivie,
Nous disons injures au Sort.

Chose n'est ici plus commune:

Le bien, nous le faisons; le mal, c'est la Fortune;
On a toujours raison, le Destin toujours tort.

1. Cette répétition du mot beaucoup semble une imitation de ce vers de

Virgile :

Multa super Priamo rogitans, super Hectore multa.

VIRG., Eneid., 1, 750.

FABLE XV.

LES DEVINERESSES.

C'est souvent du hasard que naît l'opinion;
Et c'est l'opinion qui fait toujours la vogue.
Je pourrois fonder ce prologue

Sur gens de tous états: tout est prévention,
Cabale, entêtement; point ou peu de justice.
C'est un torrent qu'y faire ? il faut qu'il ait son cours :
Cela fut, et sera toujours.

Une femme, à Paris, faisoit la pythonisse :
On l'alloit consulter sur chaque événement.
Perdoit-on un chiffon, avoit-on un amant,
Un mari vivant trop au gré de son épouse,
Une mère fâcheuse, une femme jalouse;
Chez la devineuse 1 on couroit

Pour se faire annoncer ce que l'on désiroit.
Son fait consistoit en adresse :

Quelques termes de l'art, beaucoup de hardiesse,

1. Pour devineresse. On trouve dans Marot le mot devineur : il est de la langue; mais devineuse est de l'invention de La Fontaine.

[blocks in formation]
« PreviousContinue »