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Il se vit donc réduit à commencer lui-même.
Mon cousin Jupiter, dit-il, verra dans peu
In assez beau combat, de son trône suprême:
Toute sa cour verra beau jeu.

Quel combat? dit le singe avec un front sévère.
L'éléphant repartit: Quoi! vous ne savez pas
Que le rhinocéros me dispute le pas;
Qu'Éléphantide a guerre avecque Rhinocère? 1
Vous connoissez ces lieux, ils ont quelque renom.
Vraiment je suis ravi d'en apprendre le nom,
Repartit maître Gille on ne s'entretient guère
De semblables sujets dans nos vastes lambris.
L'éléphant, honteux et surpris,

2

Lui dit: Eh! parmi nous que venez-vous donc faire ?
Partager un brin d'herbe entre quelques fourmis :
Nous avons soin de tout. Et quant à votre affaire,
On n'en dit rien encor dans le conseil des dieux :
Les petits et les grands sont égaux à leurs yeux.

1. Noms inventés par La Fontaine pour signifier la capitale des éléphants et celle des rhinocéros.

2.

L'insecte vaut un monde : ils ont autant coûté,

a dit Lamartine.

FABLE XXII. 1

UN FOU ET UN SAGE.

Certain fou poursuivoit à coups de pierre un sage.
Le sage se retourne, et lui dit : Mon ami,
C'est fort bien fait à toi, reçois cet écu-ci.
Tu fatigues assez pour gagner davantage;
Toute peine, dit-on, est digne de loyer:
Vois cet homme qui passe, il a de quoi payer;
Adresse-lui tes dons, ils auront leur salaire.
Amorcé par le gain, notre fou s'en va faire
Même insulte à l'autre bourgeois.

On ne le paya pas en argent cette fois.
Maint estafier accourt on vous happe notre homme,
On vous l'échine, on vous l'assomme.

Auprès des rois il est de pareils fous :
A vos dépens ils font rire le maître.
Pour réprimer leur babil, irez-vous
Les maltraiter? vous n'êtes pas peut-être
Assez puissant. Il faut les engager

A s'adresser à qui peut se venger. ·

1. Publiée en 1685 dans le recueil des Ouvrages de prose et de poésie des sieurs de Maucroix et de La Fontaine, t. I, p. 42.

2. Dans un exemplaire des Ouvrages de prose et de poesie des sieurs de Maucroix et de La Fontaine, je trouve à la suite de cette fable (p. 44 une note manuscrite, en écriture du temps, ainsi conçue : « Cette fable fut faite contre le sieur abbé du Plessis, une espèce de fou sérieux, qui s'étoit mis sur le pied de censurer à la cour les ecclésiastiques, et même les évêques, et que M. l'archevêque de Reims fit bien châtier. » (W.)

FABLE XXIII. 1

LE RENARD ANGLOIS.

A MADAME HARVEY. 2

Le bon cœur est chez vous compagnon du bon sens;
Avec cent qualités trop longues à déduire,
Une noblesse d'àme, un talent pour conduire
Et les affaires et les gens,

Une humeur franche et libre, et le don d'être amie
Malgré Jupiter même et les temps orageux,
Tout cela méritoit un éloge pompeux :

Il en eût été moins selon votre génie;
La pompe vous déplaît, l'éloge vous ennuie.
J'ai donc fait celui-ci court et simple. Je veux
Y coudre encore un mot ou deux

En faveur de votre patrie :

Vous l'aimez. Les Anglois pensent profondément;
Leur esprit, en cela, suit leur tempérament:

1. Publiée d'abord en 1685 dans le recueil des Ouvrages des sieurs de Maucroix et de La Fontaine, t. I, p. 45.

2. Élisabeth Montaigu, veuve du chevalier Harvey, mort à Constantinople au service de Charles II. Madame Harvey eut beaucoup de part aux divers changements de ministère qui eurent lieu sous le règne de ce roi, et elle contribua fortement à attirer en Angleterre la duchesse de Mazarin, dont elle était devenue l'amie. En 1683 madame Harvey vint à Paris, et La Fontaine eut souvent occasion de la voir chez milord Montaigu, son frère, ambassadeur d'Angleterre auprès de la cour de France. Madame Harvey mourut en 1702. La Fontaine a écrit ce nom Hervay. (W.)

Creusant dans les sujets, et forts d'expériences,
Ils étendent partout l'empire des sciences.

Je ne dis point ceci pour vous faire ma cour :
Vos gens, à pénétrer, l'emportent sur les autres ;
Même les chiens de leur séjour

Ont meilleur nez que n'ont les nôtres.
Vos renards sont plus fins; je m'en vais le prouver
Par un d'eux, qui, pour se sauver,

Mit en usage un stratagème

Non encor pratiqué, des mieux imaginés.

Le scélérat, réduit en un péril extrème,

Et presque mis à bout par ces chiens au bon nez,
Passa près d'un patibulaire. 1

Là, des animaux ravissants,

Blaireaux, renards, hiboux, race encline à mal faire,
Pour l'exemple pendus, instruisoient les passants.
Leur confrère, aux abois, entre ces morts s'arrange.
Je crois voir Annibal, qui, pressé des Romains,
Met leurs chefs en défaut, ou leur donne le change,
Et sait, en vieux renard, s'échapper de leurs mains.
Les clefs de meute, parvenues

2

A l'endroit où pour mort le traître se pendit,
Remplirent l'air de cris: leur maître les rompit,
Bien que de leurs abois ils perçassent les nues.
Il ne put soupçonner ce tour assez plaisant.
Quelque terrier, dit-il, a sauvé mon galant :
Mes chiens n'appellent point au delà des colonnes

1. C'est-à-dire près d'un gibet.

3

2. Terme de vénerie, pour désigner les chiens qui relèvent de défaut les autres chiens accoutumés à les suivre.

3. Des fourches patibulaires où les animaux étaient pendus.

Où sont tant d'honnêtes personnes.

Il y viendra, le drôle! Il y vint, à son dam.
Voilà maint basset clabaudant;

Voilà notre renard au charnier se guindant.
Maître pendu croyoit qu'il en iroit de mème
Que le jour qu'il tendit de semblables panneaux;
Mais le pauvret, ce coup, y
laissa ses houseaux :
Tant il est vrai qu'il faut changer de stratagème!
Le chasseur, pour trouver sa propre sûreté,
N'auroit pas cependant un tel tour inventé;

1

Non point par peu d'esprit : est-il quelqu'un qui nie
Que tout Anglois n'en ait bonne provision?

Mais le peu d'amour pour la vie
Leur nuit en mainte occasion.

Je reviens à vous, non pour dire
D'autres traits sur votre sujet;
Tout long éloge est un projet
Peu favorable pour ma lyre :

1. Expression proverbiale, pour dire qu'il y mourut. Les houseaux étaient des espèces de bottines ou de brodequins qui se fermaient avec des boucles et des courroies. Il paraît que c'était la chaussure des Parisiennes dans le XIIe siècle, car Jean de Meung, décrivant de quelle manière Pygmalion habilla sa statue, dit :

N'est pas de hosiaus estrenée,
Car el n'est pas de Paris née.

Roman de la Rose, v. 2151, édit. 1814.

2. VAR. Dans l'édition de 1694 on lit:

Je reviens à vous, non pour dir

D'autres traits sur votre sujet :

Trop abondant pour ma lyre:

Peu de nos chants, etc.

De cette manière il y a un vers sans rime. La ponctuation, que nous reproduisons exactement, semble indiquer une omission.

La leçon du texte est celle que La Fontaine avait lui-même donnée en

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