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FABLE XVI.1

LA FORÊT ET LE BUCHERON.

Un bûcheron venoit de rompre ou d'égarer
Le bois dont il avoit emmanché sa cognée.
Cette perte ne put si tôt se réparer

Que la forêt n'en fût quelque temps épargnée.
L'homme enfin la prie humblement

De lui laisser tout doucement
Emporter une unique branche,

Afin de faire un autre manche

:

Il iroit employer ailleurs son gagne-pain ;

Il laisseroit debout maint chêne et maint sapin
Dont chacun respectoit la vieillesse et les charmes.
L'innocente forêt lui fournit d'autres armes.

Elle en eut du regret. Il emmanche son fer:
Le misérable ne s'en sert
Qu'à dépouiller sa bienfaitrice
De ses principaux ornements.
Elle gémit à tous moments :

Son propre don fait son supplice.

Voilà le train du monde et de ses sectateurs :

On s'y sert du bienfait contre les bienfaiteurs.

1. Publiée d'abord en 1685 dans le recueil des OEuvres de Maucroix et de La Fontaine, t. I, p. 6.

Je suis las d'en parler. Mais que de doux ombrages Soient exposés à ces outrages,

Qui ne se plaindroit là-dessus?

Hélas! j'ai beau crier et me rendre incommode;
L'ingratitude et les abus

N'en seront pas moins à la mode.

FABLE XVII.1

LE RENARD, LE LOUP ET LE CHEVAL.

Un renard, jeune encor, quoique des plus madrés,
Vit le premier cheval qu'il eût vu de sa vie.
Il dit à certain loup, franc novice: Accourez,
Un animal paît dans nos prés,

Beau, grand: j'en ai la vue encor toute ravie.
Est-il plus fort que nous? dit le loup en riant :
Fais-moi son portrait, je te prie.

Si j'étois quelque peintre ou quelque étudiant,
Repartit le renard, j'avancerois la joie

Que vous aurez en le voyant.

Mais venez. Que sait-on? peut-être est-ce une proie
Que la fortune nous envoie.

Ils vont; et le cheval, qu'à l'herbe on avoit mis,
Assez peu curieux de semblables amis,

Fut presque sur le point d'enfiler la venelle. 2

1. La Fontaine fit la lecture de cette fable dans la séance publique de l'Académie française qui fut tenue pour la réception de Boileau, le 1er juitlet 1684.

Elle fut publiée dans le recueil des Ouvrages de prose et de poesie des sieurs de Maucroix et de La Fontaine, en 1685.

2. Venelle signifie : sentier, passage étroit; et enfiler la venelle est une expression proverbiale pour s'enfuir.

Et moi, sot que je suis, je vidois sa querelle,

Tandis que le poltron enfiloit la venelle.

SCARRON, le Maître-Valet, acte I, scène 111.

Seigneur, dit le renard, vos humbles serviteurs
Apprendroient volontiers comment on vous appelle.
Le cheval, qui n'étoit dépourvu de cervelle,
Leur dit Lisez mon nom, vous le pouvez,
Mon cordonnier l'a mis autour de ma semelle.
Le renard s'excusa sur son peu de savoir.

messieurs;

Mes parents, reprit-il, ne m'ont point fait instruire;
Ils sont pauvres, et n'ont qu'un trou pour tout avoir :
Ceux du loup, gros messieurs, l'ont fait apprendre à lire.
Le loup, par ce discours flatté,

S'approcha. Mais sa vanité

Lui coûta quatre dents : le cheval lui desserre
Un coup; et haut le pied. Voilà mon loup par terre,
Mal en point, sanglant et gâté.

1

Frère, dit le renard, ceci nous justifie

Ce que m'ont dit des gens d'esprit : Cet animal vous a sur la mâchoire écrit Que de tout inconnu le sage se méfie.

1. Mal en point est l'inverse de bien en point, employé par nos anciens auteurs. Ainsi dans Louise Labbé : « Combien plustôt choisiriez-vous un homme propre, bien en point, et bien portant! » Debasts de l'Amour et de la Folie. p. 45.

FABLE XVIII.1

LE RENARD ET LES POULETS D'INDE.

Contre les assauts d'un renard

Un arbre à des dindons servoit de citadelle.
Le perfide ayant fait tout le tour du rempart,
Et vu chacun en sentinelle,

S'écria Quoi! ces gens se moqueront de moi!
Eux seuls seront exempts de la commune loi!
Non, par tous les dieux! non. Il accomplit son dire.
La lune, alors luisant, sembloit, contre le sire,
Vouloir favoriser la dindonnière gent.

Lui, qui n'étoit novice au métier d'assiégeant,
Eut recours à son sac de ruses scélérates,
Feignit vouloir gravir, se guinda sur ses pattes,.
Puis contrefit le mort, puis le ressuscité.
Arlequin n'eût exécuté

Tant de différents personnages.

Il élevoit sa queue, il la faisoit briller,
Et cent mille autres badinages,

Pendant quoi nul dindon n'eût osé sommeiller.
L'ennemi les lassoit en leur tenant la vue

Sur même objet toujours tendue.

Les pauvres gens étant à la longue éblouis,

1. Publiée d'abord en 1685 dans le recueil des Ouvrages de prose et de

poésie des sieurs de Maucroix et de La Fontaine, t. I, p. 29.

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