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pas dans la prose plate comme Cassandre; il atteint à chaque pas les audaces de la poésie, et vous entendez la parole solennelle et véhémente de la juste indignation contenue. Cet hommelà croit aux dieux, et il parle comme s'il les sentait derrière lui, dites mieux, en lui-même et dans son cœur.

Romains et vous, sénat, assis pour m'écouter,

Je supplie avant tout les dieux de m'assister.
Veuillent les immortels, conducteurs de ma langue,

Que je ne dise rien qui doive être repris!
Sans leur aide, il ne peut entrer dans les esprits
Que tout mal et toute injustice.

Faute d'y recourir, on viole leurs lois.

Témoin nous que punit la romaine avarice.

Rome est, par nos forfaits plus que par ses exploits,
L'instrument de notre supplice.

Craignez, Romains, craignez que le ciel quelque jour
Ne transporte chez vous les pleurs et la misère,
Et mettant en nos mains, par un juste retour,
Les armes dont se sert sa vengeance sévère,

Il ne vous fasse, en sa colère,

Nos esclaves à votre tour.

« Il y a un éclat sur ce mot d'esclaves, et à l'instant le discours tourne. La brusquerie, les interrogations pressées comme les coups d'une hache de guerre, la puissante voix tendue et grondante, la hardiesse qui prend corps à corps l'adversaire et le frappe en face, annoncent le barbare. Il ne se ménage pas, il ne ménage pas les autres; il combat et il se livre; il suit sa passion sans égard pour les règles; il ploie le discours, il casse en deux ses phrases, il s'arrête net au milieu d'un vers; il change d'accent à chaque minute; voici que, pour la première fois, dans cette curie où les élèves de Quintilien modulaient adroitement les doubles trochées de leurs périodes, les voûtes renvoient les mugissements, les accents brisés et toutes les clameurs du désespoir et du combat.

Et pourquoi sommes-nous les vôtres? Qu'on me die
En quoi vous valez mieux que cent peuples divers, etc.

A ces mots, il se couche, et chacun étonné

Admire le grand cœur, le bon sens, l'éloquence

Du sauvage ainsi prosterné.

« Je le crois, et voilà le vrai geste, justifié par tout ce qui précède. Les « parleurs » ont dû être stupéfaits de se sentir touchés; cet homme a manqué à toutes les règles. Il a mis la narration hors de sa place, il n'a point donné de confirmation; son exorde n'a point procédé par insinuation; il a fini par une digression; il a écourté sa péroraison; toutes ses idées ont chevauché les unes sur les autres. Il n'a pas su les plus simples principes de l'escrime oratoire. Il a été barbare dans l'attitude, dans l'accent, dans le style, dans la composition, dans l'invention. C'est en sentant cette barbarie que La Fontaine a transformé sa mauvaise matière; c'est en ranimant en son propre cœur les sentiments du barbare qu'il a tout renouvelé ou tout trouvé. »

Nous avons donné deux ou trois spécimens de l'ancienne critique (V. le commentaire sur la fable du Chêne et du Roseau, et sur celle de la Jeune Veuve). Nous avons cru utile de donner aussi un exemple d'une critique plus moderne.

FABLE VIII. Le Vieillard et les trois Jeunes hommes. Abstemius, 167,

La Fontaine a combiné l'apologue d'Abstemius avec un passage du traité de Cicéron de la Vieillesse. Voici la fable d'Abstemius:

De viro decrepito arbores inserente.

« Vir decrepitæ senectutis irridebatur a juvene quodam ut delirus, quod arbores insereret, quarum non esset poma visurus. Cui senex: « Nec tu, inquit, ex iis quas nunc inserere paras fruc«tus fortasse decerpes. » Nec mora, juvenis ex arbore quam surculos decerpturus ascenderat ruens collum fregit.

« Fabula indicat mortem omni ætati esse. >>

Ciceron écrit dans le de Senectute:

« Senes laborant in eis quæ sciunt nihil omnino ad se pertinere.

Serit arbores quæ alteri sæculo prosint,

Ut ait Statius noster in Synephebis. Nec vero dubitat agricola, quamvis senex, quærenti cui serat, respondere : « Diis immorta<«< libus, qui me non accipere modo hæc a majoribus voluerunt, sed << etiam posteris prodere. » Quarta restat causa quæ maxime angere

atque sollicitam habere nostram ætatem videtur: appropinquatio mortis quæ certe a senectute non potest longe abesse. Quanquam quis est tam stultus, quamvis sit adolescens, cui sit exploratum se ad vesperam victurum? Quin etiam ætas illa multo plures quam nostra mortis casus habet. Itaque pauci veniunt ad senectutem. At sperat adolescens diu se victurum; quod sperare idem senex non potest. Insipienter sperat. Quid enim stultius quam incerta pro certis habere, falsa pro veris? »

On a, dans ces deux passages, la fable complète de La Fontaine. Et cependant quoi de plus libre, de plus original que son récit? La supposition de trois jeunes gens donne plus de force à la conclusion, sans la rendre plus invraisemblable.

M. Saint-Marc Girardin rapproche de cette fable un passage des Mémoires de Joinville :

1

« Le jour où Mr Hue de Landricourt fut mis en terre, dit Joinville, comme il étoit en sa bière dans ma chapelle, six de mes chevaliers, qui étoient appuyés sur plusieurs sacs d'orge, 1 se mirent à parler haut et à troubler le prêtre. Je leur allai dire qu'ils se tussent, et leur dis qu'il n'étoit pas séant à des chevaliers et à des gentilshommes de parler tandis que l'on chantoit la messe des morts. Ils me commencèrent à rire et me dirent qu'ils causoient à qui se remarieroit la femme du sire de Landricourt. Je les réprimandai fort et leur dis que de telles paroles n'étoient ni bonnes ni belles, et qu'ils avoient bien vite oublié leur compagnon. Le lendemain, ce fut la grande bataille, où ils furent morts ou blessés à mort; et ainsi il fallut que ce fût leurs femmes qui se remariassent toutes six. »

FABLE IX. Les Souris et le Chat-Huant. Il est à supposer que le fait rapporté par La Fontaine a été mal observé ou exagéré. La Fontaine revient ici sur la question qu'il a traitée, dans son Discours à Mme de La Sablière, au commencement du livre X.

ÉPILOGUE. Cet épilogue termina pendant longtemps le recueil

1. Ceci se passe en Orient, pendant la croisade de saint Louis, et la chapelle est une tente.

entier des fables. Ce ne fut que quinze ans après que la quatrième partie à laquelle cet épilogue servait de conclusion eût paru, c'est-à-dire en 1694, que La Fontaine donna la cinquième et dernière partie des fables, dont on a depuis formé le douzième livre.

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2

MONSEIGNEUR,

Je ne puis employer, pour mes fables, de protection qui me soit plus glorieuse que la vôtre. Ce goût exquis et ce jugement si solide que vous faites paroître dans toutes choses au delà d'un âge où à peine les autres princes sont-ils touchés de ce qui les environne avec le plus d'éclat; tout cela, joint au devoir de vous obéir et à la passion de vous plaire, m'a obligé de vous présenter un ouvrage dont l'original a été l'admiration de tous les siècles aussi bien que celle de tous les sages. Vous m'avez même ordonné de continuer; et, si vous me permettez de le dire, il y a des sujets dont je vous suis redevable, et où vous avez jeté des grâces qui ont été admirées de tout

1. Louis, duc de Bourgogne, petit-fils de Louis XIV, élève de Fénelon, naquit à Versailles le 6 août 1682, et mourut le 18 février 1712. Il avait douze ans lorsque La Fontaine, dont il fut le bienfaiteur, lui dédia ce dernier livre de ses fables.

2. Ceci n'était point une exagération ni une flatterie : à onze ans le duc de Bourgogne avait lu Tite-Live tout entier en latin; il avait traduit les Commentaires de César, et commencé une traduction de Tacite. (W.)

3. On voit par ces mots que La Fontaine présenta au jeune prince un exemplaire de ses fables.

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