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FABLE XVI.

LE TRESOR ET LES DEUX HOM MES.

Un homme n'ayant plus ni crédit ni ressource,
Et logeant le diable en sa bourse, 1
C'est-à-dire n'y logeant rien,

S'imagina qu'il feroit bien

De se pendre, et finir lui-même sa misère,
Puisqu'aussi bien sans lui la faim le viendroit faire
Genre de mort qui ne duit 2 pas

A gens peu curieux de goûter le trépas.
Dans cette intention, une vieille masure
Fut la scène où devoit se passer l'aventure :
Il y porte une corde, et veut avec un clou
Au haut d'un certain mur attacher le licou.
La muraille, vieille et peu forte,

S'ébranle aux premiers coups, tombe avec un trésor.

1. L'origine de cette expression proverbiale est racontée fort agréablement dans une petite pièce de vers de Mellin de Saint-Gelais :

Un charlatan disoit en plein marché

Qu'il montreroit le diable à tout le monde;

Si n'y en eut, tant füt-il empêché

Qui ne courût pour voir l'esprit immonde;
Lors une bourse assez large et profonde
Il leur déploie et leur dit: Gens de bien,
Ouvrez vos yeux, voyez, y a-t-il rien?
Non, dit quelqu'un des plus près regardants.
Et c'est, dit-il, le diable, oyez vous bien,
Ouvrir sa bourse et ne voir rien dedans.

2. Qui ne convient pas.

Notre désespéré le ramasse, et l'emporte,
Laisse là le licou, s'en retourne avec l'or,

Sans compter ronde ou non, la somme plut au sire.
Tandis que le galant à grands pas se retire,
L'homme au trésor arrive, et trouve son argent

Absent.

Quoi! dit-il, sans mourir je perdrai cette somme!
Je ne me pendrai pas! Et vraiment si ferai,

Ou de corde je manquerai.

Le lacs étoit tout prêt; il n'y manquoit qu'un homme : Celui-ci se l'attache, et se pend bien et beau.

Ce qui le consola, peut-être,

Fut qu'un autre eût, pour lui, fait les frais du cordeau.
Aussi bien que l'argent le licou trouva maître.
L'avare rarement finit ses jours sans pleurs;
Il a le moins de part au trésor qu'il enserre,
Thésaurisant pour les voleurs,

Pour ses parents, ou pour la terre.
Mais que dire du troc que la Fortune fit?
Ce sont là de ses traits; elle s'en divertit :

Plus le tour est bizarre, et plus elle est contente.
Cette déesse inconstante

Se mit alors en l'esprit

De voir un homme se pendre;

Et celui qui se pendit

S'y devoit le moins attendre.

FABLE XVII. 1

LE SINGE ET LE CHAT.

Bertrand avec Raton, l'un singe et l'autre chat,
Commensaux d'un logis, avoient un commun maître.
D'animaux malfaisants c'étoit un très-bon plat :

Ils n'y craignoient tous deux aucun, quel qu'il pùt être.
Trouvoit-on quelque chose au logis de gâté,
L'on ne s'en prenoit point aux gens du voisinage :
Bertrand déroboit tout; Raton, de son côté,
Étoit moins attentif aux souris qu'au fromage.

Un jour, au coin du feu, nos deux maîtres fripons
Regardoient rôtir des marrons.

Les escroquer étoit une très-bonne affaire :
Nos galants y voyoient double profit à faire;
Leur bien premièrement, et puis le mal d'autrui.
Bertrand dit à Raton Frère, il faut aujourd'hui

:

Que tu fasses un coup de maître;

Tire-moi ces marrons. Si Dieu m'avoit fait naître
Propre à tirer marrons du feu,

Certes, marrons verroient beau jeu.

Aussitôt fait que dit: Raton, avec sa patte,

1. Cette fable est la cinquième du recueil de 1671: madame de Sévigné en fut ravie lorsque ce recueil parut. Elle mandait à sa fille qu'on avait lu ette fable chez M. de La Rochefoucauld, et que les personnes qui s'y trouvaient l'avaient apprise par cœur. (W.)

D'une manière délicate,

Écarte un peu la cendre, et retire les doigts:

Puis les reporte à plusieurs fois;

Tire un marron, puis deux, et puis trois en escroque; Et cependant Bertrand les croque.

Une servante vient : adieu mes gens. Raton

N'étoit pas content, ce dit-on.

Aussi ne le sont pas la plupart de ces princes
Qui, flattés d'un pareil emploi,
Vont s'échauder en des provinces
Pour le profit de quelque roi.

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FABLE XVIII. 1

LE MILAN ET LE ROSSIGNOL.

Après que le milan, manifeste voleur,
Eut répandu l'alarme en tout le voisinage,
Et fait crier sur lui les enfants du village,
Un rossignol tomba dans ses mains par malheur.
Le héraut du printemps lui demande la vie.
Aussi bien, que manger en qui n'a que le son?
Écoutez plutôt ma chanson :

Je vous raconterai Térée et son envie.

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Qui, Térée? est-ce un mets propre pour les milans?

Non pas; c'étoit un roi dont les feux violents

Me firent ressentir leur ardeur criminelle. 2

Je m'en vais vous en dire une chanson si belle
Qu'elle vous ravira: mon chant plaît à chacun.
Le milan alors lui réplique :

Vraiment, nous voici bien ! lorsque je suis à jeun,
Tu me viens parler de musique!

J'en parle bien aux rois.

Quand un roi te prendra,

Tu peux lui conter ces merveilles :
Pour un milan, il s'en rira.

Ventre affamé n'a point d'oreilles.

1. Cette fable est la septième du recueil de 1671.

2. Voyez Ovide, Métamorph., VI, 13, et page 196 du premier volume.

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