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FABLE II.

LES DEUX PIGEONS.

Deux pigeons s'aimoient d'amour tendre:
L'un d'eux, s'ennuyant au logis,
Fut assez fou pour entreprendre
Un voyage en lointain pays.

L'autre lui dit : Qu'allez-vous faire?
Voulez-vous quitter votre frère?

L'absence est le plus grand des maux :
Non pas pour vous, cruel! Au moins, que les travaux,
Les dangers, les soins du voyage,

Changent un peu votre courage. 1

Encor, si la saison s'avançoit davantage!

Attendez les zéphyrs: qui vous presse? un corbeau
Tout à l'heure annonçoit malheur à quelque oiseau. 2
Je ne songerai plus que rencontre funeste,

1. La Fontaine donne ici au mot courage le sens de volonté, de cœur, animus, qu'il avait dans notre vieille langue et que Corneille lui donne très-fréquemment :

Mais dès qu'un père parle, il porte en mon courage

Toute l'impression qu'il faut pour obéir.

Le Lai de la dame du Fayel, célèbre chanson du XIe siècle, commence par ces vers:

Chanterai por mon corage

Que je veuil reconforter...

C'est-à-dire « Je chanterai pour soulager et raffermir mon cœur. » Sæpe sinistra cava prædixit ab ilice cornix.

2.

VIRG., ecl. I, 18.

La Fontaine a fait dire à Junon, fable 17, liv. II :

La corneille avertit des malheurs à venir.

Que faucons, que réseaux. Hélas! dirai-je, il pleut :
Mon frère a-t-il tout ce qu'il veut,
Bon soupé, bon gîte, et le reste?
Ce discours ébranla le cœur

De notre imprudent voyageur :
Mais le désir de voir et l'humeur inquiète
L'emportèrent enfin. Il dit: Ne pleurez point;
Trois jours au plus rendront mon âme satisfaite :
Je reviendrai dans peu conter de point en point
Mes aventures à mon frère ;

Je le désennuierai. Quiconque ne voit guère
N'a guère à dire aussi. Mon voyage dépeint
Vous sera d'un plaisir extrème.

Je dirai J'étois là; telle chose m'avint :

Vous y croirez être vous-même.
A ces mots, en pleurant, ils se dirent adieu.
Le voyageur s'éloigne et voilà qu'un nuage
L'oblige de chercher retraite en quelque lieu.
Un seul arbre s'offrit, tel encor que l'orage
Maltraita le pigeon en dépit du feuillage.
L'air devenu serein, il part tout morfondu,

Sèche du mieux qu'il peut son corps chargé de pluie;
Dans un champ à l'écart voit du blé répandu,
Voit un pigeon auprès cela lui donne envie;
Il y vole, il est pris : ce blé couvroit d'un lacs1
Les menteurs et traîtres appâts. 2

1. La Fontaine a écrit las, suivant l'ancien usage et la prononciation. 2. La Fontaine a écrit appas pour rendre la rime avec las moins imparfaite aux yeux; et aussi parce que la distinction des deux mots appas et appâts n'était pas bien établie encore. Corneille a dit :

J'ai cru la comédie au point où je l'ai vue;

J'en ignorois l'eclat, l'utilité, l'appas,

Et la blàmois ainsi, ne la connoissant pas.

Illusion comique.

Le lacs étoit usé; si bien que, de son aile,

De ses pieds, de son bec, l'oiseau le rompt enfin :
Quelque plume y périt; et le pis du destin
Fut qu'un certain vautour à la serre cruelle
Vit notre malheureux, qui, traînant la ficelle
Et les morceaux du lacs qui l'avoit attrapé,
Sembloit un forçat échappé.

Le vautour s'en alloit le lier, quand des nues
Fond à son tour un aigle aux ailes étendues.
Le pigeon profita du conflit des voleurs,
S'envola, s'abattit auprès d'une masure,

Crut pour ce coup que ses malheurs
Finiroient par cette aventure;

Mais un fripon d'enfant (cet âge est sans pitié)
Prit sa fronde, et du coup tua plus d'à moitié
La volatile malheureuse,

Qui, maudissant sa curiosité,

Traînant l'aile et tirant le pied,
Demi-morte, et demi-boiteuse,
Droit au logis s'en retourna :
Que bien, que mal, elle arriva

2

Boileau a dit de même:

Quelquefois aux appas d'un hameçon perfide
J'amorce, en badinant, le poisson trop avide.
Épitre VI.

1. Terme de fauconnerie, qui a ici une exactitude rigoureuse. « Lier se dit lorsque le faucon enlève en l'air sa proie dans ses serres, ou lorsque, l'ayant assommée, il la lie de ses serres, et la tient à terre. » Langlois, Dictionnaire des Chasses, 1739, in-12, p. 117.

2. Pour tant bien que mal. Locution qu'on rencontre fréquemment dans nos vieux auteurs :

Que bien que mal, selon nos fantaisies,

Nous écrivons souvent des poésies.

CHARLES FONTAINE, epitre à Sagon.

Sans autre aventure fâcheuse.

Voilà nos gens rejoints; et je laisse à juger
De combien de plaisirs ils payèrent leurs peines.
Amants, heureux amants, voulez-vous voyager?
Que ce soit aux rives prochaines.

Soyez-vous l'un à l'autre un monde toujours beau,
Toujours divers, toujours nouveau;

Tenez-vous lieu de tout, comptez pour rien le reste.
J'ai quelquefois aimé je n'aurois pas alors,

:

Contre le Louvre et ses trésors,

Contre le firmament et sa voûte céleste,

Changé les bois, changé les lieux Honorés par les pas, éclairés par les yeux 1 De l'aimable et jeune bergère

Pour qui, sous le fils de Cythère,

1

Je servis, engagé par mes premiers serments.
Hélas! quand reviendront de semblables moments!
Faut-il que tant d'objets si doux et si charmants
Me laissent vivre au gré de mon âme inquiète!
Ah! si mon cœur osoit encor se renflammer!
Ne sentirai-je plus de charme qui m'arrête?
Ai-je passé le temps d'aimer?

1. La Fontaine a dit dans une lettre en prose et en vers adressée à la duchesse de Bouillon (juin 1671):

Peut-on s'ennuyer en des lieux

Honorés par les pas, éclairés par les yeux

D'une aimable et vive princesse?

FABLE III.

LE SINGE ET LE LEOPARD.

Le singe avec le léopard

Gagnoient de l'argent à la foire.

1

Ils affichoient chacun à part.

L'un d'eux disoit : Messieurs, mon mérite et ma gloire
Sont connus en bon lieu. Le roi m'a voulu voir;
Et si je meurs, il veut avoir

Un manchon de ma peau : tant elle est bigarrée,
Pleine de taches, marquetée,

Et vergetée, et mouchetée!

La bigarrure plaît: partant chacun le vit.
Mais ce fut bientôt fait; bientôt chacun sortit.
Le singe de sa part disoit : Venez, de grâce;
Venez, messieurs je fais cent tours de passe-passe.
Cette diversité dont on vous parle tant,

Mon voisin léopard l'a sur soi seulement :
Moi, je l'ai dans l'esprit. Votre serviteur Gille,
Cousin et gendre de Bertrand,

Singe du pape en son vivant,

Tout fraîchement en cette ville

2

Arrive en trois bateaux, exprès pour vous parler;

1. Le singe et le léopard, mis en scène dans cette fable, sont derrière le rideau, et sont censés parler par l'intermédiaire de leurs affiches respectives, ou des bateleurs qui les montrent. (S.)

2. En grand équipage et avec beaucoup de suite. Cette expression pro

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