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Tente encor notre archer, friand de tels morceaux.
Autre habitant du Styx la Parque et ses ciseaux
Avec peine y mordoient; la déesse infernale
Reprit à plusieurs fois l'heure au monstre fatale.
De la force du coup pourtant il s'abattit.
C'étoit assez de bien. Mais quoi! rien ne remplit
Les vastes appétits d'un faiseur de conquêtes.
Dans le temps que le porc revient à soi, l'archer
Voit le long d'un sillon une perdrix marcher ;
Surcroît chétif aux autres têtes :

De son arc toutefois il bande les ressorts.

Le sanglier, rappelant les restes de sa vie,

Vient à lui, le découd, 1 meurt vengé sur son corps;
Et la perdrix le remercie.

Cette part du récit s'adresse au convoiteux :
L'avare aura pour lui le reste de l'exemple.

2

Un loup vit en passant ce spectacle piteux :
O Fortune, dit-il, je te promets un temple!
Quatre corps étendus! que de biens! mais pourtant
Il faut les ménager; ces rencontres sont rares.

(Ainsi s'excusent les avares.)

J'en aurai, dit le loup, pour un mois, pour autant :
Un, deux, trois, quatre corps; ce sont quatre semaines,
Si je sais compter, toutes pleines.

1. Terme technique des chasseurs, pour exprimer l'action du sanglier quand il déchire et blesse avec ses défenses. « On appelle décousures les blessures que le sanglier a faites aux chiens avec ses défenses. » Langlois, Dictionnaire des chasses.

2. Mot déjà vieux du temps de La Fontaine, mais qu'il nous conservera, parce qu'il n'a été remplacé par aucun. Nicot l'explique très-bien par le mot latin percupidus.

Commençons dans deux jours; et mangeons cependant

La corde de cet arc : il faut que l'on l'ait faite
De vrai boyau; l'odeur me le témoigne assez.
En disant ces mots, il se jette

1

Sur l'arc, qui se détend, et fait de la sagette
Un nouveau mort mon loup a les boyaux percés.

Je reviens à mon texte. Il faut que l'on jouisse ;
Témoin ces deux gloutons punis d'un sort commun :
La convoitise perdit l'un

L'autre périt par l'avarice.

1. Sagette pour flèche, du mot latin sagitta, ne se disait déjà plus du temps de La Fontaine; mais il était fort en usage du temps de Marot, et même de Régnier.

Ainsi les actions aux langues sont sujettes;

Mais ces divers rapports sont de foibles sagettes,
Qui blessent seulement ceux qui sont mal armés.

REGNIER, sat. V, v. 25-30.

FIN DU HUITIÈME LIVRE.

LIVRE VIII.

OURCES, RAPPROCHEMENTS, COMMENTAIRES.

FABLE I. La Mort et le Mourant. Abstemius, 99. Heures de récréation et après-disnées, de Louis Guicciardin, 1605, p. 139. Comparez Mme de Sévigné sur la mort de Louvois : « Il n'est donc plus ce ministre puissant et superbe. O mon Dieu, encore quelque temps! je voudrois humilier le duc de Savoie, écraser le prince d'Orange; encore un moment. Non, vous n'aurez pas ce moment, pas un seul moment, il faut partir...

FABLE II. Le Savetier et le Financier.

Une fable des Avadanas peut se comparer à celle-ci. Elle est intitulée le Laboureur et le Trésor, et, en sous-titre : « De ceux qui se laissent aveugler par la cupidité. »

« Jadis, le Bouddha voyageant avec Ananda dans le royaume de Crâvasti, à travers une plaine déserte, ils virent sur le bord d'un champ un trésor qu'on y avait déposé. Le Bouddha dit à Ananda: « C'est un grand serpent venimeux. — C'est, en effet, « un méchant serpent venimeux,» repartit Ananda.

« Dans ce moment, un laboureur ayant entendu le Bouddha dire à Ananda qu'il y avait là un serpent venimeux, pensa en luimême : « Il faut que j'aille le voir. Pourquoi le religieux a-t-il « dit que c'était un méchant serpent venimeux ? »

« Il y alla aussitôt et vit un morceau d'or pur. Il se dit alors: « Ce que le Samanéen appelle un serpent venimeux est du bel et

« bon or. » Il le ramassa et l'emporta dans sa maison. Cet homme, qui auparavant était pauvre au point de ne pouvoir se procurer des habits et des aliments, devint, par la découverte de ce trésor, riche et opulent, de sorte qu'il regorgea tout à coup de mets exquis et de somptueux vêtements. Les espions du roi, étonnés de sa fortune subite, se saisirent de lui et le jetèrent en prison. Après avoir dépensé follement tout l'or qu'il avait trouvé, il ne put obtenir sa délivrance et se vit menacé du dernier supplice. Il se mit à crier : « C'est un serpent venimeux, ô Ananda! « c'est un méchant serpent venimeux! »

« Des hommes qui étaient près de lui, ayant entendu ces paroles, allèrent les rapporter au roi. Le roi fit appeler cet homme et lui demanda quel était le sens de ses paroles : « Sire, dit-il, « jadis, lorsque j'étais à labourer, j'ai entendu le Bouddha dire « à Ananda: « Le trésor que vous voyez est un serpent veni« meux. » Aujourd'hui, je comprends qu'un trésor est vraiment « un serpent venimeux. »

Nous sommes, dans cet apologue de l'Indo-Chine, fort loin de la fable de La Fontaine. Les anecdotes latines du moyen âge vont nous rapprocher de celle-ci : traduisons une de ces anecdotes :

« Un pauvre homme qui gagnait sa vie en travaillant et à qui, lorsqu'il avait soupé, il ne restait pas une obole chantait tout le soir, avec sa femme, avant d'aller coucher, puis s'en allait dormir tranquille et joyeux. Il vérifiait le proverbe :

Cantabit vacuus coram latrone viator.

« De riches voisins qu'il avait ne chantaient jamais, au contraire, et vivaient en grand souci de leur argent. Émerveillés de la gaieté de ce malheureux, ils murmuraient entre eux de ce que ses chants les empêchaient de sommeiller. L'un d'eux dit aux autres : « Vous ne savez pas? Je le corrigerai si bien qu'il ne <«< chantera ni ne se réjouira plus. » Le riche bourgeois fit poster ses voisins dans un endroit d'où ils pourraient voir ce qui se passerait. Il laissa un sac d'argent devant la porte du pauvre homme, à l'heure où celui-ci avait coutume de sortir le matin.

1. Latin Stories, edit. by, Th. Wright, p. 63.

Le pauvre homme sort en effet, aperçoit le sac, le ramasse et rentre chez lui. Le soir venu, l'inquiétude le prit: il craignait que des voleurs ne lui dérobassent son argent. Il songeait aussi que, s'il en faisait usage, il pourrait être traduit en justice. Au milieu de ces angoisses, son ancienne gaieté l'avait entièrement abandonné. Les voisins faisaient semblant de s'étonner de ce changement, et, quand ils le rencontraient, ils lui demandaient pourquoi il était ainsi attristé. Lui, n'osant leur dire la vérité, se tourmentait davantage. Enfin, celui qui lui avait tendu le piége le fit venir, et, en présence des autres voisins, lui dit : « Nous savons tout l'autre jour, tu as trouvé un sac d'argent et tu « l'as caché. » Confus et rougissant: « Maudit argent, s'écria le « pauvre diable, maudit argent qui cause tant de peine! Depuis • que je l'ai, je me suis plus fatigué l'esprit par les soucis qu'il « me donne que ne me fatiguait mon travail de chaque jour, et « je n'ai pu avoir un instant de joie. Reprenez votre sac, afin que « je puisse chanter de nouveau! >>

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Cette anecdote devint plus tard un sujet de farce comme celle du Pot au lait. Dans le Recueil de Nicolas Rousset, il en est une qui est intitulée: « De deux savetiers, l'un pauvre et l'autre riche; le riche est marry de ce qu'il voit le pauvre rire et se resjouir, et perd cent écus et sa robe, que le pauvre gagne. »>

Bonaventure Desperriers raconte, dans sa Nouvelle XXI, la même aventure arrivée au savetier Blondeau :

« A Paris sus Seine trois bateaux y a, 1 mais il y avoit aussi un savetier que l'on appeloit Blondeau, lequel avoit sa loge près la Croix du Tiroir, là où il refaisoit les souliers, gagnant sa vie joyeusement, et aimant le bon vin surtout; et l'enseignoit voulentiers à ceux qui y alloient. Car, s'il y en avoit en tout le quartier, il falloit qu'il en tâtât; et étoit content d'en avoir davantage et qu'il fût bon. Tout le long du jour, il chantoit et réjouissoit tout le voisiné. Il ne fut oncques vu en sa vie marri, que deux fois, l'une quand il eut trouvé en une vieille muraille un pot de fer, auquel il y avoit grande quantité de pièces

1. Ces mots ont tout l'air du commencement d'une vieille chanson. 2. La Croix du Tiroir, ou Trahoir, ou Trioir, ainsi nommée d'un supplice ou d'un marché, était le carrefour de la rue de l'Arbre-Sec.

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