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FABLE XXV.

LES DEUX CHIENS ET L'ANE MORT.

Les vertus devroient être sœurs,

Ainsi que les vices sont frères.

Dès que l'un de ceux-ci s'empare de nos cœurs,
Tous viennent à la file; il ne s'en manque guères :
J'entends de ceux qui, n'étant pas contraires,
Peuvent loger sous même toit.

A l'égard des vertus, rarement on les voit
Toutes en un sujet éminemment placées

Se tenir par la main sans être dispersées.

L'un est vaillant, mais prompt; l'autre est prudent, mais froid. Parmi les animaux, le chien se pique d'être

Soigneux et fidèle à son maître;

Mais il est sot, il est gourmand;

Témoin ces deux mâtins qui, dans l'éloignement,
Virent un âne mort qui flottoit sur les ondes.
Le vent de plus en plus l'éloignoit de nos chiens.
Ami, dit l'un, tes yeux sont meilleurs que les miens :
Porte un peu tes regards sur ces plaines profondes ;
J'y crois voir quelque chose. Est-ce un bœuf, un cheval?
Eh! qu'importe quel animal?

Dit l'un de ces mâtins; voilà toujours curée.

Le point est de l'avoir car le trajet est grand;

Et de plus, il nous faut nager contre le vent. 1

1

1. Cette réflexion fait un contre-sens avec un des vers précédents, où l'on a vu que « le vent de plus en plus l'éloignoit de nos chiens. »

Buvons toute cette eau; notre gorge altérée
En viendra bien à bout: ce corps demeurera
Bientôt à sec; et ce sera

Provision pour la semaine.

Voilà mes chiens à boire : ils perdirent l'haleine,
Et puis la vie; ils firent tant

Qu'on les vit crever à l'instant.

L'homme est ainsi bâti: quand un sujet l'enflamme, L'impossibilité disparoît à son âme.

Combien fait-il de vœux, combien perd-il de pas,
S'outrant pour acquérir des biens ou de la gloire!
Si j'arrondissois mes États!

Si je pouvois remplir mes coffres de ducats!
Si j'apprenois l'hébreu, les sciences, l'histoire!
Tout cela, c'est la mer à boire :

Mais rien à l'homme ne suffit.

Pour fournir aux projets que forme un seul esprit,
Il faudroit quatre corps; encor, loin d'y suffire,
A mi-chemin je crois que tous demeureroient :
Quatre Mathusalem bout à bout ne pourroient
Mettre à fin ce qu'un seul désire.

1. S'excédant, se ruinant.

FABLE XXVI.

DÉMOCRITE ET LES ABDÉRITAINS.

Que j'ai toujours haï les pensers du vulgaire !
Qu'il me semble profane, injuste, et téméraire, 1
Mettant de faux milieux entre la chose et lui,
Et mesurant par soi ce qu'il voit en autrui!

1

Le maître d'Épicure en fit l'apprentissage.
Son pays le crut fou. Petits esprits! Mais quoi?
Aucun n'est prophète chez soi.

Ces gens étoient les fous, Démocrite, le sage.
L'erreur alla si loin qu'Abdère députa
Vers Hippocrate, et l'invita,

Par lettres et par ambassade,

A venir rétablir la raison du malade.
Notre concitoyen, disoient-ils en pleurant,
Perd l'esprit la lecture a gâté Démocrite.
Nous l'estimerions plus s'il étoit ignorant.
Aucun nombre, dit-il, les mondes ne limite :
Peut-être même ils sont remplis

De Démocrites infinis.

Non content de ce songe, il y joint les atomes, Enfants d'un cerveau creux, invisibles fantômes ; Et, mesurant les cieux sans bouger d'ici-bas,

1.

Odi profanum vulgus et arceo.

HORAT., lib. III, od. 1.

Il connoît l'univers, et ne se connoît pas.
Un temps fut qu'il savoit accorder les débats:
Maintenant il parle à lui-même.

Venez, divin mortel; sa folie est extrême.
Hippocrate n'eut pas trop de foi pour ces gens;
Cependant il partit. Et voyez, je vous prie,
Quelles rencontres dans la vie

Le sort cause! Hippocrate arriva dans le temps
Que celui qu'on disoit n'avoir raison ni sens

Cherchoit dans l'homme et dans la bête

Quel siége a la raison, soit le cœur, soit la tête.
Sous un ombrage épais, assis près d'un ruisseau,
Les labyrinthes d'un cerveau

L'occupoient. Il avoit à ses pieds maint volume,
Et ne vit presque pas son ami s'avancer,
Attaché selon sa coutume.

Leur compliment fut court, ainsi qu'on peut penser :
Le sage est ménager du temps et des paroles.
Ayant donc mis à part les entretiens frivoles,
Et beaucoup raisonné sur l'homme et sur l'esprit,
Ils tombèrent sur la morale.

Il n'est pas besoin que j'étale
Tout ce que l'un et l'autre dit.

Le récit précédent suffit

Pour montrer que le peuple est juge récusable.
En quel sens est donc véritable
Ce que j'ai lu dans certain lieu,
Que sa voix est la voix de Dieu ?

FABLE XXVII.

LE LOUP ET LE CHASSEUR.

ureur d'accumuler, monstre de qui les yeux Regardent comme un point tous les bienfaits des dieux, Te combattrai-je en vain sans cesse en cet ouvrage ! Quel temps demandes-tu pour suivre mes leçons? L'homme, sourd à ma voix comme à celle du sage, Ne dira-t-il jamais : C'est assez, jouissons? Hâte-toi, mon ami, tu n'as pas tant à vivre.

Je te rebats ce mot; car il vaut tout un livre :

Jouis. Je le ferai. - Mais quand donc? - Dès demain.

Eh! mon ami, la mort te peut prendre en chemin : Jouis dès aujourd'hui ; redoute un sort semblable A celui du chasseur et du loup de ma fable.

Le premier de son arc avoit mis bas un daim.
Un faon de biche passe, et le voilà soudain
Compagnon du défunt: tous deux gisent sur l'herbe.
La proie étoit honnête, un daim avec un faon;
Tout modeste chasseur en eût été content :
Cependant un sanglier, monstre énorme et superbe,

1.

Cras vives: hodie jam vivere, Postume, serum est.
MARTIAL., V, 59.

Non est, crede mihi, sapientis dicere, vivam.

Sera nimis vita crastina: vive hodie.

Ibid., I, 16.

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