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FABLE XXII.

LE CHAT ET LE RAT.

Quatre animaux divers, le chat grippe-fromage,
Triste-oiseau le hibou, ronge-maille le rat,
Dame belette au long corsage,

Toutes gens d'esprit scélérat,

Hantoient le tronc pourri d'un pin vieux et sauvage. Tant y furent qu'un soir à l'entour de ce pin L'homme tendit ses rets. Le chat, de grand matin, Sort pour aller chercher sa proie.

Les derniers traits de l'ombre empêchent qu'il ne voie Le filet il y tombe, en danger de mourir ;

:

Et mon chat de crier; et le rat d'accourir :

L'un plein de désespoir, et l'autre plein de joie ;

Il voyoit dans les lacs son mortel ennemi.

Le pauvre chat dit : Cher ami,
Les marques de ta bienveillance

Sont communes en mon endroit ;
Viens m'aider à sortir du piége où l'ignorance
M'a fait tomber. C'est à bon droit

Que, seul entre les tiens, par amour singulière
Je t'ai toujours choyé, t'aimant comme mes yeux.
Je n'en ai point regret, et j'en rends grâce aux dieux.
J'allois leur faire ma prière,

Comme tout dévot chat en use les matins.

Ce réseau me retient ma vie est en tes mains ;

Viens dissoudre ces nœuds. Et quelle récompense

En aurai-je ? reprit le rat.
Je jure éternelle alliance

Avec toi, repartit le chat.

Dispose de ma griffe, et sois en assurance :

Envers et contre tous je te protégerai ;

Et la belette mangerai

Avec l'époux de la chouette:

Ils t'en veulent tous deux. Le rat dit : Idiot!
Moi ton libérateur! je ne suis pas si sot.

Puis il s'en va vers sa retraite :

La belette étoit près du trou.

Le rat grimpe plus haut; il y voit le hibou.
Dangers de toutes parts: le plus pressant l'emporte.
Ronge-maille retourne au chat, et fait en sorte
Qu'il détache un chaînon, puis un autre, et puis tant
Qu'il dégage enfin l'hypocrite.

L'homme paroît en cet instant;

Les nouveaux alliés prennent tous deux la fuite.
A quelque temps de là, notre chat vit de loin
Son rat qui se tenoit alerte et sur ses gardes:
Ah! mon frère, dit-il, viens m'embrasser; ton soin
Me fait injure; tu regardes
Comme ennemi ton allié.

Penses-tu que j'aie oublié

Qu'après Dieu je te dois la vie?

Et moi, reprit le rat, penses-tu que j'oublie
Ton naturel? Aucun traité

Peut-il forcer un chat à la reconnoissance?
S'assure-t-on sur l'alliance

Qu'a faite la nécessité ?

FABLE XXIII.

LE TORRENT ET LA RIVIÈRE.

Avec grand bruit et grand fracas

Un torrent tomboit des montagnes : Tout fuyoit devant lui; l'horreur suivoit ses pas; Il faisoit trembler les campagnes.

Nul voyageur n'osoit passer

Une barrière si puissante:

Un seul vit des voleurs; et, se sentant presser,
Il mit entre eux et lui cette onde menaçante.
Ce n'étoit que menace et bruit sans profondeur:
Notre homme enfin n'eut que la peur.
Ce succès lui donnant courage,

Et les mêmes voleurs le poursuivant toujours,
Il rencontra sur son passage

Une rivière dont le cours,

Image d'un sommeil doux, paisible, et tranquille,
Lui fit croire d'abord ce trajet fort facile :
Point de bords escarpés, un sable pur et net.
Il entre, et son cheval le met

A couvert des voleurs, mais non de l'onde noire :
Tous deux au Styx allèrent boire ;
Tous deux, à nager malheureux,

Allèrent traverser, au séjour ténébreux,
Bien d'autres fleuves que les nôtres.

Les gens sans bruit sont dangereux :
Il n'en est pas ainsi des autres.

FABLE XXIV.

L'ÉDUCATION.

Laridon et César, frères dont l'origine
Venoit de chiens fameux, beaux, bien faits, et hardis,
A deux maîtres divers échus au temps jadis,
Hantoient, l'un les forêts, et l'autre la cuisine. 1
Ils avoient eu d'abord chacun un autre nom;
Mais la diverse nourriture 2

Fortifiant en l'un cette heureuse nature,
En l'autre l'altérant, un certain marmiton
Nomma celui-ci Laridon.

Son frère, ayant couru mainte haute aventure,
Mis maint cerf aux abois, maint sanglier3 abattu,
Fut le premier César que la gent chienne ait eu.
On eut soin d'empêcher qu'une indigne maîtresse

1. VAR. Édition de 1678 :

L'un hantoit les forêts et l'autre la cuisine.

Ce vers fut corrigé par l'auteur dans l'errata qui est à la suite de sa préface.

2. Ce mot était autrefois, dans le style noble, synonyme d'éducation. 3. Ce mot n'est ici que de deux syllabes, selon l'usage de ce temps. Desmarets, dans la préface de Clovis, se plaignait que des innovateurs, sans autorité suffisante, voulussent faire les mots, sanglier, ouvrier, bouclier, et d'autres semblables, de trois syllabes, afin de les rendre plus faciles à prononcer, «tandis, ajoutait-il, que depuis qu'on parle françois on a toujours fait ces mots de deux syllabes. » L'usage a depuis décidé en faveur de ces innovateurs dont Desmarets se plaignait. (W.)

4. La nation, la race. L'emploi de ce mot, en ce sens, est fréquent chez nos vieux poëtes.

Ne fit en ses enfants dégénérer son sang.
Laridon, négligé, témoignoit sa tendresse
A l'objet le premier passant.

Il peupla tout de son engeance:

1

Tourne-broches par lui rendus communs en France
Y font un corps à part, gens fuyant les hasards,
Peuple antipode des Césars.

On ne suit pas toujours ses aïeux ni son père :
Le peu de soin, le temps, tout fait qu'on dégénère :
Faute de cultiver la nature et ses dons,

Oh! combien de Césars deviendront Laridons!

1. On appelle ainsi des chiens dressés à faire tourner une roue qui met en mouvement le tourne-broche.

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