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Peuple caméléon, peuple singe du maître:
On diroit qu'un esprit anime mille corps :
C'est bien là que les gens sont de simples ressorts.

Pour revenir à notre affaire,

Le cerf ne pleura point. Comment l'eût-il pu faire?
Cette mort le vengeoit la reine avoit jadis
Étranglé sa femme et son fils.

:

Bref, il ne pleura point. Un flatteur l'alla dire,
Et soutint qu'il l'avoit vu rire.

La colère du roi, comme dit Salomon,
Est terrible, et surtout celle du roi lion;
Mais ce cerf n'avoit pas accoutumé de lire.
Le monarque lui dit : Chétif hôte des bois,
Tu ris! tu ne suis pas ces gémissantes voix !
Nous n'appliquerons point sur tes membres profanes
Nos sacrés oncles : venez, loups,
Vengez la reine; immolez, tous,

Ce traître à ses augustes mânes.

Le cerf reprit alors: Sire, le temps de pleurs'

Est passé; la douleur est ici superflue.

Votre digne moitié, couchée entre des fleurs,
Tout près d'ici m'est apparue;

Et je l'ai d'abord reconnue.

Ami, m'a-t-elle dit, garde que ce convoi,

Quand je vais chez les dieux, ne t'oblige à des larmes.
Aux champs élysiens j'ai goûté mille charmes,
Conversant avec ceux qui sont saints comme moi.
Laisse agir quelque temps le désespoir du roi.
J'y prends plaisir. A peine on eut ouï la chose,

1. « Le temps de pleurs, » et non « des pleurs » comme on dirait aujourd'hui. C'est une locution du temps.

Qu'on se mit à crier Miracle! Apothéose!
Le cerf eut un présent, bien loin d'être puni.

Amusez les rois par des songes,

Flattez-les, payez-les d'agréables mensonges : Quelque indignation dont leur cœur soit rempli, Ils goberont l'appât; vous serez leur ami.

FABLE XV.

LE RAT ET L'ÉLÉPHANT.

Se croire un personnage est fort commun en France :
On y fait l'homme d'importance,

Et l'on n'est souvent qu'un bourgeois.
C'est proprement le mal françois :

La sotte vanité nous est particulière.

Les Espagnols sont vains, mais d'une autre manière :
Leur orgueil me semble, en un mot,

Beaucoup plus fou, mais pas si sot.
Donnons quelque image du nôtre,

Qui sans doute en vaut bien un autre.

Un rat des plus petits voyoit un éléphant
Des plus gros, et railloit le marcher un peu lent
De la bête de haut parage,

Qui marchoit à gros équipage.

Sur l'animal à triple étage

Une sultane de renom,

Son chien, son chat, et sa guenon,

Son perroquet, sa vieille, et toute sa maison,
S'en alloit en pèlerinage.

Le rat s'étonnoit que les gens

Fussent touchés de voir cette pesante masse :
Comme si d'occuper ou plus ou moins de place
Nous rendoit, disoit-il, plus ou moins importants!

Mais qu'admirez-vous tant en lui, vous autres hommes?
Seroit-ce ce grand corps qui fait peur aux enfants?
Nous ne nous prisons pas, tout petits que nous sommes,
D'un grain moins que les éléphants.

Il en auroit dit davantage;

Mais le chat, sortant de sa cage,
Lui fit voir en moins d'un instant
Qu'un rat n'est pas un éléphant.

FABLE XVI.

L'HOROSCOPE.

On rencontre sa destinée

Souvent par des chemins qu'on prend pour l'éviter. '

Un père eut pour toute lignée
Un fils qu'il aima trop, jusques à consulter
Sur le sort de sa géniture

Les diseurs de bonne aventure.

Un de ces gens lui dit que des lions surtout
Il éloignât l'enfant jusques à certain âge;
Jusqu'à vingt ans, point davantage.
Le père, pour venir à bout

D'une précaution sur qui rouloit la vie
De celui qu'il aimoit, défendit que jamais
On lui laissât passer le seuil de son palais.
Il pouvoit, sans sortir, contenter son envie,
Avec ses compagnons tout le jour badiner,
Sauter, courir, se promener.

Quand il fut en l'âge où la chasse
Plaît le plus aux jeunes esprits,
Cet exercice avec mépris

Lui fut dépeint; mais, quoi qu'on fasse,

1.

Multi ad fatum

Venere suum dum fata timent.

SENEC., Edip.

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