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désirais atteindre. N'ayant pas et ne devant pas avoir l'ambition de tout dire, ni d'être scrupuleusement didactique, j'ai dû chercher, par d'autres moyens, à donner à cet écrit quelque intérêt et quelque utilité. J'ai pensé qu'en m'attachant surtout aux noms qui méritent d'être retenus et aux œuvres qui ont eu une influence sensible, je pouvais espérer d'exciter une curiosité qui, une fois éveillée, voudrait se satisfaire par la lecture des textes mêmes : en d'autres termes, j'ai désiré que ce livre pût être une provocation et une introduction à l'étude de notre littérature.

J'avais une course bien longue à fournir, et pour qu'elle fût plus rapide, je n'ai rien ramassé sur la route d'étranger à mon sujet. En limitant ce travail à la litté– rature française, je devais laisser dans l'ombre tout ce qui se rapporte aux lettres latines, et même à la poésie provençale, qui ne nous a rien donné ou fort peu de chose, et qui se rattache plus naturellement, par l'analogie de la langue comme par l'influence des sentiments, à l'Italie et à l'Espagne. Ce que je me réservais était encore un fardeau qui suffisait à mes forces. J'avais d'ailleurs à cœur de parler le moins possible sur la foi d'autrui, et de tirer les jugements que j'avais à porter, soit de souvenirs anciens fidèlement gardés, soit d'impressions récentes. J'ai donc rarement cédé à la tentation, bien vive cependant, d'alléguer la parole des maîtres et de me parer de leur dépouille. Il convient, même dans le domaine des lettres, d'user modérément

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du bien d'autrui. J'ai été moins scrupuleux sur mes propres ouvrages, où il m'est arrivé de reprendre des pages qui, se trouvant conformes au dessein de celui-ci, pouvaient naturellement s'y placer. Ces reprises, qui sont, au reste, peu nombreuses, étaient presque inévitables, malgré la différence du plan, quand les mêmes matières demandaient à être traitées avec la même étendue.

Il m'a paru convenable de ne pas pousser ce travail au delà des dernières années du dix-huitième siècle. La révolution ouvre une carrière qui n'est pas encore fermée; dans cette nouvelle période, l'appréciation des faits et des hommes est bien délicate: elle réclame des ménagements et des preuves qui veulent plus d'espace que je ne pouvais leur en donner. Je réserve donc ce sujet, sans prendre toutefois l'engagement d'y toucher; et si enfin je l'aborde, il me fournira la matière de tout un volume.

Cet ouvrage, dont la presse saisissait le texte encore humide à mesure que je l'écrivais, comptait déjà près de quatre cents pages imprimées, lorsque l'Histoire littéraire de mon savant et spirituel collègue M. Demogeot a paru; de sorte que je n'ai pu tirer de son travail d'autre profit que le plaisir de le lire. Je dois avouer aussi que je ne connais pas encore le livre publié, il y a quelques années, en Belgique par M. Baron sur le même sujet. Je tenais à conserver toute ma liberté pour composer le

mien. Maintenant je demande et j'espère, à côté de mes devanciers, place au soleil, tout prêt moi-même à serrer les rangs pour recevoir avec courtoisie les nouveaux confrères dont on nous annonce la venue. L'histoire des lettres, comme l'histoire politique, offre une matière toujours nouvelle. Le choix des faits et l'ordre dans lequel on les dispose, y tenant lieu d'invention, donnent à chacun un droit indéfini d'appropriation sur ce domaine public. A ce titre, je m'y suis introduit pour en rapporter les éléments d'un livre qui a longtemps manqué à nos écoles. C'est pour elles surtout que je l'ai entrepris. J'ajoute que je suis bien éloigné d'en interdire la lecture aux gens du monde.

On ne cherchera pas, je pense, dans ce nouveau volume, d'autres principes que ceux qui ont concilié tant d'honorables suffrages à mes précédents écrits. Plus j'avance dans la vie et plus étroitement je m'attache aux doctrines et aux études qui m'ont toujours paru la plus saine nourriture de l'âme. Le commerce assidu avec les grands écrivains de l'antiquité et des temps modernes nous assure contre les caprices du goût et les violences de la pensée. Ces nobles intelligences nous enseignent en tout la mesure et la tempérance; elles nous éloignent de toutes les extrémités; elles nous communiquent, par une salutaire influence, le goût du beau et de l'honnête. Au reste, ce goût du juste et du vrai en toutes choses, ce besoin d'équité qui n'est pas de l'indifférence au bien et au mal, j'en ai puisé le germe dans les leçons

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de mes maîtres dès le collége; j'en ai retrouvé l'exemple à tous les degrés de l'enseignement, à l'École normale, à la Faculté des lettres, où il m'a été donné de parler comme professeur, après avoir longtemps écouté comme élève. C'est, j'ose le dire, et je ne crains pas d'en être désavoué, l'esprit dominant de cette Université de France dont on n'a tant médit que parce qu'on la connaissait imparfaitement. Il serait commode, mais il est injuste de se décharger sur elle seule de tous les torts du siècle. On commence à revenir de cette méprise. Déjà bien des esprits, longtemps prévenus, s'étonnent d'avoir eu des sentiments hostiles, et tout donne à penser que cette grande institution, fidèle à son origine, qui est un titre de noblesse et un gage de durée, gardera avec le souvenir de ses anciens services le laborieux honneur d'en rendre de nouveaux.

1er mai 1852.

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