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mées que deux siècles après avoir été composées, rajeunies sans doute pour le langage, mais retenant les mêmes idées, et, grâce à la musique, le même rhythme, et c'est là surtout ce qui nous importe. Or cet Anacréon de village avait rencontré d'heureuses mélodies et trouvé pour ses couplets bachiques des combinaisons de vers qui ont fourni des modèles achevés pour les stances et les strophes lyriques. Ainsi les stances de Malherbe à Duperrier reproduisent le rhythme des couplets suivants de Basselin :

Beau nez, dont les rubis ont coûté mainte pippe
De vin blanc et clairet,

Et duquel la couleur richement participe
Du rouge et violet;

Gros nez! qui te regarde à travers un grant verre
Te juge encor plus beau :

Tu ne ressembles point au nez de quelque herre
Qui ne boit que de l'eau.

Ainsi encore les belles strophes de l'ode au comte du Luc, de J. B. Rousseau, sortent du moule où a été jeté le couplet suivant :

Ayant le doz au feu et le ventre à la table,
Estant parmi les pots et le vin délectable,
Ainsi comme un poulet,

Je ne me laisserai mourir de la pépie,
Quant en devrai avoir la face cramoisie
Et le nez violet.

Ces couplets, choisis pour la forme, pris au hasard pour le fond, annoncent que les idées du poëte sont moins variées que le rhythme de ses chansons. En effet, le vin qui fait beaucoup parler n'a guère qu'un seul propos, l'éloge du vin et des ivrognes; témoin encore ces vers de notre poëte :

Hélas! que faict ung povre yvrongne ?

Il se couche et n'occit persoune,
Ou byen il dict propos joyeulx ;

Il ne songe point en uzure,
Et ne faict à personne injure:
Buveur d'eau peut-il faire mieux ?

Et ceux-ci qui ne sont pas des pires, et qui dénotent un œil observateur, à travers les brouillards de l'ivresse :

Toujours dans le vin vermeil

Ou autre liqueur bonne,
On veoit un petit soleil

Qui fretille et rayonne.

Basselin renouvelle sans cesse la forme de son unique idée. Le vin est sa joie et sa consolation; il lui sacrifie sans regret l'amour, la paix de son ménage, les ressources du lendemain et plus volontiers encore les fumées le bruit d'une autre ivresse, celle de la gloire qui s'acquiert par les armes :

Le cliquetis que j'ame est celui des bouteilles!

Les pippes, les bereaux pleins de liqueurs vermeilles,
Ce sont mes gros canons qui battent, sans faillir,
La soif, qui est le fort que je vueil assaillir.

Je trouve, quant à moy, que les gens sont bien bestes,
Qui ne se font plus tost au vin rompre les testes,
Qu'aux coups de coutelas, en cherchant du renom :
Que leur chault, estant mort, que l'on en parle ou non?

Il vaut bien mieux cacher son nez dans un grant verre,
Il est mieux assuré qu'en ung casque de guerre:

Pour cornette ou guidon suivre plutot on doibt

Les branches d'hierre (de lierre) ou d'if, qui montrent où l'on boit.

Ainsi chantait au commencement du quinzième siècle Olivier Basselin, père authentique du vaudeville, qui s'est appelé d'abord vau-de-Vire, du nom des lieux où le foulon normand a composé ses chansons.

Nous devions bien, on l'avouera sans peine, ce souvenir au premier de nos poëtes artisans, dont on ne peut contester ni la vocation ni l'originalité, puisqu'il a chanté par instinct et qu'il a créé un genre, la chanson bachique. D'ailleurs cette joyeuse physionomie, parmi tant de sombres visages, et des couplets gaillards à travers tant de gémissements, n'étaient-ils pas une curiosité et une diversion?

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Charles V.

CHAPITRE III.

-

- Symptômes de la Renaissance. Christine de Pisan. Jean Gerson. Alain Chartier.

Le sage gouvernement de Charles V ne rendit pas seulement à la France les forces qui lui étaient nécessaires pour ne point périr dans la crise nouvelle qu'elle devait traverser; mais la culture des lettres anciennes que ce prince encouragea par son exemple et ses bienfaits, forma quelques esprits excellents et trempa vigoureusement de nobles âmes qui, pendant la tourmente des guerres civiles et de la guerre étrangère, n'eurent d'autre pensée que le salut de la patrie et le respect des lois de la morale éternelle. Parmi cette élite, il faut donner les premières places à Christine de Pisan, à Jean Gerson, à Alain Chartier. En détachant ces nobles figures du fond sinistre de leur siècle, nous reposerons les regards fatigués de tant d'atrocités et de misères; nous ferons entendre la voix de la conscience au-dessus des clameurs et des emportements de la passion.

Christine de Pisan ne mérite pas l'oubli où elle est tombée, bien qu'il soit impossible de la replacer au rang que lui avaient donné ses contemporains et qu'elle gardait encore au commencement du seizième siècle. Martin-le-Franc, quelques années après sa mort (en 1440), l'égalait, pour l'éloquence, à Cicéron, pour la sagesse, à Caton :

Christine fut Tulle et Caton.
Tulle car en toute éloquence
Elle eut la rose et le bouton;
Caton aussi en sapience.

Comme on voit, l'éloge n'est pas mince. Soixante ans plus tard, Clément Marot n'y retranche presque rien :

D'avoir le prix en science et doctrine

Bien mérita de Pisan la Christine.

Elle était fille de Thomas de Pisan, que Charles V fit venir de Bologne pour être son secrétaire et son astrologue. Née en Italie, elle devint bientôt Française par le cœur, et lorsque le roi, qui l'avait protégée et instruite, mourut, sa reconnaissance et le savoir l'avaient préparée à raconter dignement le règne de son bienfaiteur : ce qu'elle fit dans le Livre des faits et bonnes mœurs du roi Charles V. Nourrie de la lecture des anciens historiens, elle laissa à Joinville la naïveté, et ne put atteindre la dignité naturelle de ses modèles de là, dans son style, un certain effort qui donne de la roideur à la gravité de ses pensées et à l'élévation réelle de ses sentiments. Mais tout en reconnaissant ce défaut inévitable, qui sera encore trop sensible dans Alain Chartier, il faut savoir gré à tous deux d'avoir aspiré dans leurs écrits à d'autres qualités que celles de l'enfance. A leur suite, de plus heureux viendront, sans leur enlever le mérite d'avoir frayé la route. La mort de Charles V ne fut pas seulement un deuil pour Christine, alors âgée de dix-sept ans ; ce fut aussi le présage d'une gêne contre laquelle elle eut à lutter longuement. Le talent d'écrire, qui avait été pour elle un glorieux délassement, lui fut une ressource. Orpheline d'abord et bientôt veuve, après quelques années d'heureuse union, par la mort de son mari Estienne du Castel, elle eut à s'occuper d'un fils qui lui restait, au milieu de ses craintes pour elle-même et de ses angoisses sur le sort de la France. Femme de lettres dans la véritable acception de ce mot tout moderne, composant par nécessité, elle ennoblit sa profession, parce qu'elle écrivit toujours selon sa conscience, et que le soin de sa famille ne la détacha jamais des intérêts de sa patrie adoptive : et cependant elle avait à compter avec une Isabeau de Bavière et un duc d'Orléans, qui avaient leurs raisons de ne pas aimer la vérité, mais qui, par un reste de pudeur, témoignaient encore quelques égards à la noble femme dont Charles V avait protégé l'enfance.

Voici ce qu'elle disait dans une lettre éloquente mise, en 1405, sous les yeux d'Isabeau, lorsque celle-ci n'était pas

encore cette épouse adultère, cette mère dénaturée, cette reine complice de l'étranger que l'histoire a justement flétrie: «Encores vous dis-je que, tout ainsi comme la royne du ciel, mère de Dieu, est appelée mère de toute chrestienté, doit estre dicte et appelée toute saige et bonne royne, mère et contfortarresse, et advocate de ses subjiez et de son pueple. Hélas! doncques qui seroit si dure mère qui peust souffrir, si elle n'avoit le cuer de pierre, veoir ses enfants entre-occire, et espandre le sang l'un à l'autre et leurs povres membres destruire et disperser; et puis qu'il veinst par de côté estranges annemis, qui du tout les persecucutassent et saisissent leurs héritaiges! Car n'est mie doubte que les annemis du royaume, rejouiz de ceste aventure, vendroient de par costé à grant armée pour tout parhonnir. Ah! Dieu, quel douleur à si noble royaume perdre et périr tel chevalerie! hélas ! et qu'il convenist que le povre pueple comparast (payât) le pechié dont il est innocent! et que les povres petits alaittans et enfans criassent après les lasses mères veufves et adolues, mourant de faim; et elles desnuées de leurs biens n'eussent de quoi les appaisier : les quelles voix, comme racontent en plusieurs lieux les Escritures, percent les cieulx par pitié devant Dieu juste et attrayent vengence sur ceulz qui en sont cause. » Ces conseils pathétiques tendaient à amollir le cœur d'Isabeau pour l'engager à détourner la guerre civile qu'elle fomentait, et qui devait, comme Christine le prévoyait, attirer sur la France les armes de l'étranger. Puis, quand les maux qu'elle a pressentis ont été déchaînés, combien elle est pressante en suppliant, et vainement encore, les factieux de désarmer; comme elle gémit sur les malheurs et sur la honte de la France: « Ah! France, France, jadis glorieux royaume! hélas! comment diray-je plus? Car très-amers plours et larmes incessables dechiéent comme ruisseaux sur mon papier, si qu'il n'y a place seiche où puisse continuer l'escripture de la complainte douloureuse que l'abondance de mon cuer par grant pitié de soy veult getter hors. Si que assez occupées les lasses mains laissent souvent

Histoire littéraire.

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