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n'en apporterai pas d'autre preuve que ce passage:

De floretes lor estendoient 1
Les coustepointes qui rendoient
Tel resplendor par ces herbages,
Par ces prés et par ces ramages2,
Qu'il vous fust avis que la terre
Vosist emprendre estrif et guerre

Au ciel d'estre miex estelée (étoilée),

Tant iert (elle était) par ses flors revelée.

Rien n'est plus vif, plus gracieux, que ce petit tableau; mais Jean de Meung ne se complaît pas à ces délicatesses, et à quelques pages de là nous le retrouvons rude, et même grossier, lorsqu'il explique l'origine de la royauté :

Ung grant vilain entre eus eslurent

Le plus ossu de quant qu'il furent,
Le plus corsu et le greignor,
Si le firent prince et seignor.

Heureux temps où la supériorité sautait ainsi aux yeux! Ce mode d'élection se pratiquait après le premier cadastre de la terre, et comme garantie de la propriété, qui paraît à Jean de Meung, comme à J. J. Rousseau, l'origine nonseulement de l'inégalité des conditions, mais de tous les crimes qui déshonorent et qui épouvantent la terre. On voit que les rêveries les plus téméraires datent de loin; elles sont ici à la charge de l'ami qui endoctrine l'amant. C'est encore lui qui prend les femmes à partie et qui lance contre elles le plus insolent des réquisitoires. Il est vrai qu'il ne parle pas des bonnes; mais il ajoute qu'il n'en connaît point. Or, toutes les femmes étant trompeuses, il en résulte qu'il faut les tromper : c'est la seule conclusion qu'on puisse tirer de cet étrange et monstrueux discours de l'ami que trois mille vers achèvent à peine.

Ainsi, par ce nouveau langage, le songe gracieux de Guillaume de Lorris dégénère avec Jean de Meung en cau

1. Couvraient entièrement, sternebant.

2. Arbres touffus.

chemar. L'amant n'en persiste pas moins dans son projet il s'adresse à Richesse pour arriver jusqu'à Bel-Accueil; mais le chemin de Folle-Largesse lui est interdit, et il serait contraint de renoncer à son entreprise, si Amour en personne, touché de sa fidélité, ne convoquait enfin le ban et l'arrièreban de ses vassaux pour faire le siége de la tour où gémit Bel-Accueil. C'est ici que se dévoile le dessein principal de Jean de Meung, car il amène parmi les vassaux du dieu deux personnages nouveaux qu'Amour ne connaît pas et qu'il interroge: c'est Faux-Semblant et Contrainte-Abstinence. Faux-Semblant est le symbole du vice dont Tartuffe sera le type : dans cette ébauche puissante, se trouvent épars tous les traits, toutes les couleurs dont se formera le personnage de Molière; Molière les trouvera dans l'esquisse confuse et sur la riche palette de Jean de Meung; il en fera un caractère, un homme, un être vivant et concret. FauxSemblant, quoiqu'il parle et même qu'il agisse, demeure à l'état d'abstraction et d'allégorie; c'est encore Papelardie, mais détachée de la muraille où Guillaume de Lorris l'avait fixée, plus vigoureusement peinte et mise en mouvement par des ressorts grossièrement ajustés. Il se trahit luimême : il est l'instrument, la machine de guerre du poëte; il n'a qu'une vie d'emprunt; il se démasque complaisamment, tandis qu'il faut démasquer Tartuffe. Tartuffe pense comme Faux-Semblant, mais il ne dira pas comme lui :

Trop a grant peine en laborer,

J'aim (j'aime) miex devant la gent orer
Et affubler ma renardie

Du manteau de papelardie.

Tartuffe ne croit pas en Dieu, mais si on lui demandait : << Donc ne crains-tu pas Dieu ? » il ne répondrait pas comme Faux-Semblant : « Non, certes. » Faux-Semblant nous dira avec la même impudence quels sont ses compagnons habituels :

Je mains (demeure) avec les orguilleus,

Les vésiés (fourbes), les artilleus (artificieux)

Qui mondaines honors convoitent
Et les grans besognes exploitent,

Et vont traçant (cherchant) les grans pitances,
Et porchassent les acointances

Des poissans hommes, et les sivent (suivent),

Et se font povre, et si se vivent
Des bons morciaus délicieus,
Et boivent les vins précieus;
Et la povreté vont preschant,

Et les grans richesces peschant.

Tartuffe a le cœur aussi dur que Faux-Semblant, mais il se gardera bien de dire:

Quant je voi tous nus ces truans
Trembler sor ces fumiers puans,
De froit, de fain crier et braire,
Ne m'entremet de lor affaire.

Le pauvre homme sait mieux son métier :

Je vais aux prisonniers

Des aumônes que j'ai partager les deniers.

Une fois en scène, Faux-Semblant dira tout ce que Jean de Meung a sur le cœur. Il fera rude guerre à ses complices, et sa confession sera l'acte d'accusation le plus violent contre ceux qui, malgré les paroles de l'Apôtre (on voit qu'il fait arme de tout), refusent tout travail des mains et qui, sains et robustes, se livrent à la mendicité. Il va même jusqu'à appeler indirectement les rigueurs du bras séculier pour réprimer un pareil abus. Il est légitime, sans doute, de s'indigner contre la paresse et l'hypocrisie : sur ce point, Jean de Meung est du parti des honnêtes gens; mais faut-il aller jusqu'à l'impudence pour combattre l'hypocrisie? faut-il pousser au sensualisme pour éviter les excès de l'ascétisme? In vitium ducit culpæ fuga. C'est cependant ce qu'on trouvera plus tard dans le discours de Génius, prêtre de Nature, qui interviendra sous les auspices de Vénus et d'Amour avant l'assaut donné à la forteresse. Faux-Semblant a été introduit plutôt pour parler que pour agir. Toutefois, pour ne pas démentir son caractère,

le poëte le chargera d'une trahison. Faux-Semblant pénètre dans la tour, accompagné de Contrainte-Abstinence, son amie, et se charge de surprendre Malebouche, une des gardiennes de Bel-Accueil; il parvient à lui inspirer une fausse confiance par de douces paroles, et il en profite pour lui trancher la langue avec un rasoir, puis il l'étrangle pour plus de sûreté. Après ce bel exploit, il rentre dans l'ombre. Rassuré par cette mort de la crainte des mauvais propos, Bel-Accueil écoute complaisamment les conseils corrupteurs d'une vieille surveillante gagnée par Courtoisie et Largesse. Cette duègne, que Jean de Meung emprunte à Ovide, et qui sera plus tard Macette, grâce à Régnier, réussirait complétement, et le poëme finirait, si l'amant qu'elle a fait entrer n'était expulsé une seconde fois par Danger, Peur et Honte, qui surviennent fort à propos. A cette heure, puisque la ruse a échoué, l'emploi de la force est nécessaire. Amour se résout à donner l'assaut, et Vénus arrive comme auxiliaire sur un char que huit colombes emportent à travers les airs.

Le poëte, par un caprice étrange, laisse les combattants aux prises et la victoire incertaine pour nous conduire à la forge où Nature est incessamment occupée à réparer les ravages de la Mort. Nature, en proie à une profonde tristesse, confie le secret de sa douleur à son prêtre fidèle Génius. Si elle gémit, c'est que parmi toutes les créatures il y en a une, une seule, et c'est l'homme, qui se montre rebelle à ses lois. Les astres accomplissent régulièrement leur cours, les animaux obéissent fidèlement à leur instinct, l'homme seul ose désobéir. En conséquence, Génius, chargé de développer la doctrine effrontément prêchée de nos jours sous le nom de réhabilitation de la chair, ira porter les reproches et intimer les ordres de Nature aux barons qui combattent sous les ordres d'Amour et de sa mère, lesquels, dès lors, ne tarderont pas à emporter la place. C'est ainsi que Jean de Meung rattache cette fiction à la trame de son poëme, mais, en attendant, il profite de l'occasion pour placer dans l'entretien de Nature et de Génius tout ce qu'il sait

ou croit savoir de physique et de métaphysique, il verse là pêle-mêle toute sa science de natura rerum, et, laissant Ovide de côté, il rivalise avec Lucrèce.

On n'est pas médiocrement surpris de trouver, çà et là, dans le fatras de cette interminable conversation entre Nature et Génius, ou des pensées sublimes comme ce passage où le poëte, après Platon, place en Dieu même le principe de la beauté dont nos yeux trouvent l'image dans les œuvres de la nature :

Car Diex le biaus outre mesure (infini)
Quant il biauté mist en nature,

Il en i fist une fontaine

Tous jors corant et tous jors plaine,

De qui toute biauté desrive;

Mais nus n'en set ne fons, ne rive.

ou des sentiments justes et élevés, comme cette assimilation de la noblesse et de la vertu :

Nus n'est vilains, fors par ses vices,

Dont il pert (paraît) outrageus et nices :
Noblece vient de bon corage,

Car gentillece de lignage (naissance),
N'est pas gentillece qui vaille,

Se la bonté de cuer i faille (manque);

mais de pareils traits sont clair-semés. Cette prodigieuse digression, de cinq mille vers au moins, nous entraînerait trop loin si nous voulions la suivre, car comme dit Nature qui se garde bien, il est vrai, de suivre le précepte qu'elle donne :

Ne si ne veuil or pas lasser
Moi de parler, ne vous d'oïr:
Bon fait prolixité fuïr;

mais elle prouve surabondamment, après les traités de morale de Raison, les dissertations misogynes d'Ami et la confession de Faux-Semblant, que la Rose, qui était un sujet de choix pour Guillaume de Lorris, n'a été pour Jean de Meung qu'un moyen de digressions et d'invectives.

Telle est, du moins autant que la confusion peut s'ana

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