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Suite du moyen âge. - Seconde période. — Philippe le Bel. - Jean de Meung. Continuation du roman de la Rose. Gelée. - Renart le Nouvel.

Contrefait.

Le roman de Fauvel.

Jacquemart
Renart-le-

Les croisades avaient eu des résultats bien imprévus. Inspirées par la foi religieuse, aiguillonnées par la haine des infidèles, recrutées par le malaise des peuples que rançonnait la féodalité, elles laissèrent le champ libre aux communes qui se formèrent, à la royauté qui se fortifia. La foi diminua, la haine s'amollit, le malaise fut moindre. Rien ne prouve mieux que, si l'homme s'agite, Dieu le mène. Cependant la papauté avait étendu ses domaines et fortifié son autorité temporelle; elle paraissait l'arbitre de l'Europe; ses milices, répandues partout, dominaient le clergé séculier. Enfin elle osa, par la bouche de Boniface VIII, proclamer qu'elle tenait légitimement les deux glaives, le temporel aussi bien que le spirituel, et qu'elle pouvait à son gré disposer des couronnes.

Cette prétention altière vint se heurter contre la volonté de fer et le déloyal génie de Philippe le Bel. Ce prince tout politique, dans la pire acception du mot, veut la royauté indépendante, et il tend à cette indépendance par toutes les voies où il peut entrer; il cherche et trouve partout des appuis ; il appelle à son aide les légistes, les philosophes, les poëtes, les prêtres séculiers eux-mêmes, jaloux des priviléges accordés dans leur ressort spirituel aux frères mendiants et aux prêcheurs ; il fait arme de tout; il donne place dans les conseils nationaux au tiers état ; enfin il met sous sa main la papauté elle-même, qui renonce au séjour de Rome pour

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s'établir dans Avignon. Tous les moyens lui sont bons pour arriver au but, rien ne lui coûte, ni la ruse, ni la violence, et il sacrifie sans scrupule le soin de sa renommée aux intérêts de son ambition.

C'est à l'instigation de ce prince que Jean de Meung acheva le poëme de Guillaume de Lorris : Joannes Meunius, dit Papire Masson, Philippo impulsore, Rosam poema absolvit; mais quand ce témoignage nous manquerait, on serait toujours en mesure d'affirmer que le poëte a été inspiré par le roi. Jaloux à l'excès de l'indépendance du pouvoir royal et de sa force, Philippe avait besoin, pour atteindre ce but, que la nation fût puissante et qu'il pût disposer de toutes les ressources du royaume. Or l'argent est le nerf des grandes entreprises; le travail est la source des richesses; une population nombreuse est le réservoir des grandes armées. Il lui fallait donc atteindre l'argent, employer les bras, multiplier les hommes; et en conséquence combattre l'avarice qui thésaurise, l'oisiveté qui consomme sans produire, et les vertus mêmes qui poussent au célibat tant de nobles âmes. Si l'œuvre du poëte a pour moralité: n'enfouissez pas l'or qui a été tiré des entrailles de la terre pour circuler, et non pour s'y cacher de nouveau, après avoir pris la forme de monnaie; travaillez sans relâche, et ne vous nourrissez pas aux dépens d'autrui; croissez et multipliez si ces préceptes se dégagent, ou plutôt se présentent naturellement à la lecture des vers de Jean de Meung, il va de soi que le poëte a été l'interprète, ou, si l'on veut, le complice des desseins de la royauté. Il y a, en effet, dans son œuvre, une sève séculière et révolutionnaire qui peut encore nous étonner, tout aguerris que nous sommes par les témérités de la pensée contemporaine.

Quelques centaines de vers élégants et coquets auraient suffi à Guillaume de Lorris pour mener à bonne fin son entreprise ; mais ce n'était pas le compte du continuateur qu'il n'avait pas prévu, et qu'il n'aurait pas accepté. Jean de Meung s'empare de cette œuvre inachevée et populaire pour y coudre violemment sa science hardie et confuse, sa mo

rale profane, sa politique réformatrice. Il ne s'inquiétera ni de l'analogie, ni de la proportion, la Rose ne sera pour lui qu'un prétexte; il a d'autres desseins. Toutefois il conservera les personnages métaphysiques que lui a légués son devancier, mais il en introduira d'autres plus voisins de la réalité et qu'il placera sur le premier plan, Faux-Semblant, Nature, et le prêtre de Nature, Génius. A l'aide de ces nouvelles figures, il fera tout à son aise de la satire et de la physique, et il trouvera le moyen d'introduire une encyclopédie dans le cadre qui lui est donné. Les personnages qu'il conserve changent de caractère et parlent un autre langage. Ainsi Raison, qu'il ramène au pied de la tour où Bel-Accueil est enfermé, n'est plus celle qu'on a vue si discrète au temps de Guillaume de Lorris; mais il y a de cela quarante années : ce qui suffit pour changer d'idées et de sentiments. Raison parle de l'amour en termes si divers et multiplie les antithèses à tel point, qu'il est difficile de pénétrer le fond de sa pensée; puis elle se met à disserter sur l'amitié, sur la vieillesse, car elle a lu Cicéron, et enfin sur l'avarice. C'est ici qu'elle triomphe, et avec quelle énergie de pensée et d'expression. Il faut citer au moins quelques traits de cette invective contre les entasseurs :

Aus richeces font grant ledure1
Quant il lor tolent lor nature.
Lor nature est que doivent corre2
Por la gent aidier et secorre3.

Mais elles se vengent honorablement par la servitude même de leurs geôliers. Voyons une image de ce supplice:

Ainsi Pecune se revanche
Comme dame Roïne et franche
Des sers qui la tiennent enclose.
En paz se tient et se repose,
Et fait les meschéans veillier,
Se soucier et traveillier;

1. Tort, affront. - 2. Courir. 3. Secourir.

Histoire littéraire.

3

Sous piez si court les tient et donte,
Qu'ele a l'onor, et cil la honte,

Et le torment et le damaige

Qu'il languissent en son servaige.

Voilà bien la poésie qui prête une âme aux êtres insensibles. Aussi le poëte va-t-il leur adresser la parole après les avoir animés, comme s'ils pouvaient l'entendre et lui répondre. Hé! s'écrie-t-il :

He! douces richeces mortels,
Dites donc, or estes vous tels
Que vous faciés bénéurées

Gens qui si vous ont emmurées ?

Non Richesse n'a que des rigueurs pour ceux qui l'emprisonnent, mais elle favorise

Li vaillant home qui l'assaillent
Et la chevaucent et la porsaillent,
Et tant aus éperons la batent,
Qu'il s'en aaisent et esbatent

Por le cuer qu'il ont large et ample.

Ainsi les thésauriseurs ont leur fait; les oisifs et les mendiants viendront plus tard. En attendant, Raison continue son cours de morale, où elle mêle quelques traits de politique; car, en parlant de la royauté, elle insinue la toutepuissance des peuples en disant :

Quant il vodront,

Lor aïdes au roi todront,
Et li rois tous seus demorra

Si tost com li pueple vodra.

Raison s'offre comme maîtresse à l'amant; elle est fille de Dieu, qui l'autorise à se faire aimer. Seule elle peut protéger l'homme contre les caprices de Fortune. A ce propos, Jean de Meung décrit le séjour de cette déesse et fait preuve de sens et d'imagination dans cette description allégorique qu'on n'a pas assez remarquée. Les détails nous entraîne

raient trop loin, mais je veux au moins détacher de ce tableau l'image de l'enivrement et de l'inextinguible soif des imprudents qui s'abreuvent aux eaux de l'un des fleuves de Fortune :

L'ung rent eaues (eaux) si docereuses,

Si savourées, si mielleuses,

Qu'il n'est nus qui de celi boive,

Boive en néis (même) plus qu'il ne doive,
Qui sa soif en puisse entanchier,

Tant a le boivre dous et chier;
Car cil qui plus en vont bevant
Ardent plus de soif que devant;
Ne nus n'en boit qui ne s'enivre,
Mès nus de soif ne s'i delivre :
Car la douçor si fort les boule,
Qu'il n'est nus qui tant en engoule
Qui n'en vueille plus engouler.

Raison puise dans l'histoire force arguments pour prouver les corruptions et les trahisons de Fortune, et elle n'oublie ni Néron ni Crésus. Elle parle si longuement que son auditeur s'ennuie, et quelquefois si crument, qu'il finit par lui demander compte des licences de son langage. Raison, sur ce point, aggrave ses torts par son apologie. Cet entretien, qui n'est guère qu'un monologue, ne contient pas moins de trois mille vers inutilement prodigués, car l'amant n'en est que plus décidé à poursuivre sa conquête.

Après ce long sermon survient un personnage déjà introduit par Guillaume de Lorris: c'est Ami; et l'amitié, avec Jean de Meung, ne sera pas moins prolixe et peut-être plus embrouillée que Raison. Si la morale de Raison était équivoque, celle d'Ami ne l'est pas, étant mauvaise de tout point. Il regrette l'âge d'or, où l'on ne s'engageait pas irrévocablement, et il place dans la bouche d'un mari jaloux, qui finit par battre sa femme, une longue diatribe contre le mariage. Dans cette description de l'âge d'or renouvelée des Grecs et des Latins, le poëte a jeté quelques vers qui prouvent que son énergique pinceau peut s'adoucir dans l'occasion; je

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