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bonne âme, si bien peinte par ces paroles touchantes, s'imagine que son mari ne lui fait tant de mal que parce qu'il n'a pas éprouvé ce qu'on souffre à être battu.

Fut oncques mon mari batu?

Nennil, il ne sait que coups sont,
S'il le séust, par tout le mont,
Il ne m'en donnast pas autant.

Il le saura donc. Surviennent alors fort à propos deux envoyés du prince en quête d'un médecin pour guérir sa fille, qu'une arête, engagée dans le gosier, met en péril de mort. La femme du vilain leur indique son mari, en les avertissant qu'il n'exerce son art que contraint et forcé. Nos gens vont le trouver, et, sur son refus de les suivre, le battent d'importance. Ils l'entraînent devant le roi, qui le soumet à la même épreuve. Le vilain se décide enfin à opérer. Enfermé avec la malade, il fait si bien par ses contorsions que la fille du roi éclate de rire si violemment que l'arête lui vole hors de la bouche:

Et li vilains sans délaier

Revest ses dras (habits) et prent l'areste,
De la chambre ist (sort) fesant grant feste,
Où (dès que) voit le roi, en haut si crie :
Sire, votre fille est garie;

Vez (voyez) ci l'areste, Dieu merci!

Après ce succès, le vilain se croit libre et veut déguerpir; de nouveaux coups le forcent à demeurer. Bientôt des malades arrivent de tous côtés au palais, et le docteur malgré lui, qu'on a tondu et rasé, et revêtu d'une robe d'écarlate, est contraint de tenter la guérison de tous ces infirmes. Comme il hésite, la vue de deux valets qui s'avancent armés de bâtons dont il a déjà senti le poids le range à son devoir. Il demande, pour laboratoire, une vaste salle où, après avoir fait allumer un grand feu, il appelle tous ses clients. Bientôt le roi, qui est resté à la porte, les voit tous sortir coup sur coup, plus vite que le pas, et déclarant qu'ils sont radicalement guéris. Comment ce miracle s'est

il opéré? c'est que le rusé compère a déclaré qu'il ne pouvait les guérir que si le plus malade d'entre eux, mis au feu et calciné, lui fournissait la poudre dont il avait besoin. Le roi, charmé de ce nouveau succès, donne au vilain son amitié, le comble de ses présents et le renvoie à sa femme, qui ne fut plus battue. Ainsi notre vilain

Par sa fame et par sa voisdie (adresse)

Fut bons mestres, et sans clergie.

Si j'ai analysé de préférence le Vilain Mire, c'est qu'il fournit un facile et curieux objet de comparaison avec une de nos plus amusantes comédies; mais il n'est, ni pour l'invention, ni pour l'exécution, le chef-d'œuvre du genre. Je mets bien au-dessus le fabliau de Saint Pierre et le jongleur, qui n'a point scandalisé la foi de nos pères, mais dont les traits un peu vifs et l'enjouement risqué ne seraient point de mise aujourd'hui. Je puis encore signaler comme des modèles de narration les Trois-Bossus de Durant, et le Vair Palefroi, dont la donnée est fort ingénieuse. Un jeune chevalier courtois, brave et de bonne mine, léger d'argent, maître toutefois d'un excellent cheval ou palefroi a pour voisin un vieux seigneur, père d'une fille de grande beauté. Les deux adolescents se sont entrevus et s'aiment tendrement. Ils ont pu échanger de loin quelques paroles à travers la clôture du jardin. L'amant se décide à demander la jeune fille en mariage; le père l'accueille poliment et ne laisse pas de l'éconduire, parce que son avoir est trop mince. Nos amoureux ne se tiennent pas pour battus. La pucelle conseille au chevalier de recourir à un vieil oncle dont il est l'unique héritier. Celui-ci promettra un avancement d'hoirie, promesse qui n'aura point d'effet, mais qui décidera le vieillard. L'oncle se prête à cette feinte, va visiter l'autre barbon qui était son ami de vieille date, pendant que son neveu s'est éloigné discrètement pour courir les tournois. L'oncle demande en effet la jeune fille, mais c'est pour lui-même; étant riche, il est agréé. On prépare la noce. Le chevalier, de retour dans son manoir, et plein d'espé

rance, n'apprend la trahison que parce qu'on vient lui demander son beau palefroi dont on a besoin pour le cortége qui conduira la fiancée du château de son père à la chapelle nuptiale. Le pauvre amant, malgré sa douleur, consent à ce sacrifice : il envoie son cheval. Or le palefroi sera la monture de la fiancée. Pendant le trajet, le jour n'étant pas encore levé, au carrefour de la forêt, l'animal se détourne brusquement: il a reconnu un sentier qu'il a souvent battu; de toute la vitesse de ses jarrets, il emporte la fiancée. On devine facilement où son instinct l'a conduite. La voilà dans le manoir du chevalier; un chapelain s'y trouve fort à propos, et lorsque les deux vieillards arrivent pour réclamer l'un sa fille, l'autre sa femme, il est trop tard, il ne leur reste qu'à donner les mains à une alliance doublement scellée par l'amour et la religion. Ajoutons que ce fabliau, si habilement conduit et imaginé, est raconté avec beaucoup de naturel et de grâce.

On sait le nom du conteur qui a composé cette charmante nouvelle : c'est Huon le Roy; mais on ignore à qui nous devons le Vilain Mire et Saint Pierre et le Jongleur. Entre les plus habiles de ces précurseurs de Passerat et de La Fontaine, recueillons au passage les noms de Jean de Boves, Henri Piaucelle, et Rutebeuf que nous retrouverons plus loin. L'Italien Boccace, à demi Français par sa mère, né à Paris où il revint pendant sa jeunesse, n'a pas dédaigné de faire à nos conteurs de nombreux emprunts; et, s'il les a éclipsés, il ne leur en doit pas moins une partie de sa renommée.

L'art de conter ne se bornait pas, nous l'avons dit, à l'amusement. Le Castoiement d'un père à son fils, dont l'auteur est inconnu, renferme un traité complet de morale contenu dans une suite de récits intéressants. Chaque précepte de sagesse ou de prudence y est l'occasion d'un conte et quelquefois d'une fable, élégamment versifiés.

L'enseignement religieux essaya également de se populariser par des récits en langue vulgaire. Le texte habituel de ces légendes est quelque miracle de la Vierge, dont la

miséricorde est inépuisable et dont l'intervention est toujours efficace. Le patronage de la mère du Sauveur assurait le pardon des fautes les plus graves, pourvu qu'au milieu de ses égarements le pécheur eût conservé un peu de dévotion au nom de Marie. Cette confiance naive et touchante contribuait à multiplier les preuves de cette intervention secourable, et l'assurance d'un recours en gråce prévenait le désespoir ou l'endurcissement. L'exemple du moine Théophile et de la Bourgeoise de Rome prouvait qu'il n'y a point de faute inexpiable. D'autres récits montraient à quelles faveurs pouvaient prétendre les fidèles adorateurs de la Vierge, et on peut ajouter que la bonne foi du narrateur donne beaucoup de charme à ces pieuses légendes. Ainsi, la sincérité manifeste du prieur de Vic-sur-Aisne, Gautier de Coinsy, nous captive, lorsqu'il raconte ingénument que la Vierge a lutté et vaincu dans un tournoi sous la figure et au profit d'un chevalier qui avait laissé passer l'heure du combat, occupé qu'il était à lui adresser ses prières dans une de ses chapelles.

Les Nouvelles d'origine bretonne connues sous le nom de Lais appartiennent aussi au genre narratif. Marie de France y a excellé. Cette femme, distinguée par le cœur et le talent, mérite une place élevée parmi les poëtes du moyen âge; elle appartient à la France par sa naissance, par la langue et par son tour d'esprit ; et, bien qu'elle ait composé ses ouvrages en Angleterre, à la cour de Henri II, nous n'hésitons pas à la réclamer. Ses fables, que La Fontaine n'a point connues, ont quelque chose de la naïveté et de la grâce piquante du bonhomme. Il y manque la peinture des mœurs et l'intérêt dramatique. Mais ces dernières qualités se remarquent dans la plupart des lais qui lui sont attribués. Ces compositions, assez étendues, sont remarquables par un langage naturel, par la clarté du récit, et, ce qui est plus rare dans les écrivains de cette époque, par la sobriété des détails, qu'elle choisit avec goût. On lui doit encore le Couronnement de Renart, allégorie satirique qui n'est pas sans mérite.

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Progrès et propagation de la langue vulgaire. — Décadence de l'enthousiasme guerrier et religieux. - Remaniement des chansons de gestes. Thibaut, comte de Champagne. — Guillaume de Lorris. — Roman de la Rose. Rutebeuf. Le sire de Joinville.

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Le règne de Philippe Auguste, en relevant la royauté, avait donné aux lettres une impulsion qui ne s'arrêta point pendant le cours du treizième siècle. Les écoles florissaient, et la langue vulgaire profitait indirectement de ce progrès des études; sans devenir savante, elle cessait d'être barbare; elle se disciplinait; ses instincts s'éclairaient et ses habitudes tendaient à devenir des règles. Elle eut alors un ressort et une autorité proportionnés à la puissance et au génie de la nation qui la propageait. Nos Normands l'avaient portée dans la Sicile et en Angleterre ; les croisés la firent fleurir à Constantinople, dans l'Asie Mineure, en Grèce, l'Allemagne et l'Italie accueillaient nos romans de Charlemagne et d'Artus, nos fabliaux et notre Renart; Naples allait devenir tributaire de la France sous le frère de saint Louis, Charles d'Anjou. La suprématie littéraire et politique de la France était telle, que pour les peuples ennemis de l'Europe le nom de Francs représentait toutes les nations de l'Occident.

Cependant ce mouvement n'aboutit point à une grande littérature. Les raisons s'en découvrent facilement. Avant tout, les sources de l'inspiration s'affaiblirent. L'enthousiasme guerrier se refroidit, et la foi religieuse commença à souffrir quelque atteinte. Les revers des armes chrétiennes impuissantes à conserver la conquête du saint sépulcre, l'opulence de l'Église, le relâchement des mœurs, la rivalité des deux pouvoirs temporel et spirituel, l'ambition de quelques ordres monastiques, donnèrent place au découragement et à la raillerie, parfois même à l'invective. Cette

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