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LIVRE VI.

DIX-HUITIÈME SIÈCLE.

CHAPITRE I.

Etat des esprits à la mort de Louis XIV.-J.-B. Rousseau. - Novateurs discrets. Fontenelle. La Motte. Précurseurs de la régence. Auteurs dramatiques. Destouches. CréÉcrivains de l'école de Port-Royal.

Chaulieu et La Fare.

billon. - Le Sage.

Racine. Rollin. Le chancelier Daguesseau.

Louis

Lorsque Louis XIV mourut, la France avait passé depuis longtemps de l'enivrement à l'ennui, la plus insupportable des maladies pour les peuples comme pour les individus. Aussi la fin de ce long règne fut-elle saluée comme une délivrance, et le peuple, toujours extrême dans la manifestation de ses sentiments, témoigna une joie insultante, prodigue en outrages, sur le cercueil du grand roi qu'il avait encouragé lui-même à abuser de son pouvoir par une soumission d'esclave. La cour imita le peuple, le parlement suivit la cour, et toute cette grandeur dont on avait fini par ne plus sentir que le poids s'était évanouie, lorsque devant la tombe à peine fermée du monarque Massillon fit entendre cette parole de vérité : « Dieu seul est grand, mes frères. » Mais Louis XIV, sur la foi de son siècle, s'était divinisé; il n'avait vu, il n'avait adoré que lui-même, et le dénoûment faisait voir par un nouvel exemple combien sont impies, chimériques et funestes ces apothéoses humaines. Au terme de sa trop longue carrière, ce roi absolu avait affaibli tout ce qu'il avait prétendu fortifier. Son autorité sans limites, en perdant son prestige, avait fomenté et comme autorisé l'esprit d'indépendance; son ambition de conquêtes, ce besoin de s'agrandir et de frapper de grands coups, amenèrent de tels revers, que l'indépendance et l'unité même

de la nation furent mises en péril; sa dévotion étroite, formaliste, impérieuse, avait tourné contre la religion la fierté indocile de ces âmes qui ne se croient pas nées pour céder à la violence et qui s'indignent contre l'hypocrisie ; la morale qu'il s'était faite à son usage en affichant royalement l'adultère, dont il osait légitimer les fruits, avait, non sans scandale, relâché les liens de la famille; enfin les caprices hautains de son orgueil et de son intolérance avaient travaillé, sous la compression, au développement des principes hostiles qui allaient se déchaîner. Les hommes qui auraient tenté et qui étaient peut-être dignes de conjurer cette éruption n'ayant pas été mis à l'épreuve, on se demande vainement ce qu'auraient été l'autorité royale et l'influence religieuse, si Fénelon et le duc de Bourgogne eussent été appelés à recueillir l'héritage de Louis XIV et de Chamillart, si la piété sincère, le dévouement à la chose publique, le désir de réformer les mœurs et l'administration avaient été, au commencement du dix-huitième siècle, les ressorts du gouvernement. Pour ce règne en espérance, cruellement détourné par la mort, il n'y a de place que dans les conjectures et les regrets. L'histoire et la réalité nous donnent la régence de Philippe d'Orléans et le règne de Louis XV. C'est assez dire que, dans l'avilissement et l'incurie du pouvoir, la licence des mœurs et la hardiesse des idées vont se donner carrière, que la ruine des institutions anciennes et l'ébranlement des croyances ne peuvent être prévenues, et qu'une révolution est inévitable.

Notre tâche est de suivre rapidement dans cette mêlée le mouvement des esprits, et de crayonner au passage les principales figures qui doivent arrêter le regard; nous avons heureusement d'excellents guides, puisque M. Villemain a tracé de cette époque un tableau complet si ferme de dessin, si riche de couleurs, et que M. de Barante et M. Jay en ont donné des esquisses fidèles et durables. Avant d'arriver aux grands hommes du dix-huitième siècle, Montesquieu, Voltaire, Buffon et J. J. Rousseau, autour desquels nous aurons à grouper les hommes de talent qu'on peut appeler leurs

satellites, nous avons d'abord à passer en revue les esprits distingués, mûris dans le siècle précédent, et qui ont rempli l'interrègne du génie. Disciples fidèles des maîtres ou dissidents, soit qu'ils continuent la tradition ou qu'ils essayent d'innover, ils ont droit à un souvenir, puisqu'ils ont maintenu le goût des lettres et qu'ils remplissent utilement l'intervalle qui sépare deux grandes générations d'écrivains. Ainsi, sur la limite des deux siècles, J. B. Rousseau, tour à tour loué avec excès et dénigré outrageusement, garde encore à côté des classiques, et peut-être parmi eux, un rang qui lui est vivement disputé. Quoique Rousseau se rattache par l'éducation littéraire, par la date et le caractère de quelques-unes de ses œuvres, au siècle de Louis XIV, on peut dire qu'il devança la régence en se mêlant de bonne heure à cette société clandestine qui bravait, dans le voisinage de la cour, toutes les bienséances. Le relâchement est manifeste en lui par les plaisirs d'une vie épicurienne passée dans la compagnie de grands seigneurs qui donnaient dans leurs splendides hôtels l'exemple de la débauche et de l'impiété; il l'est encore par l'emploi désordonné d'un rare talent poétique voué tour à tour à des chants religieux qui édifiaient la piété du duc de Bourgogne, et prostitué à des épigrammes licencieuses qui égayaient au dessert les soupers du grand prieur de Vendôme. Le tort de Rousseau est d'avoir été, comme on l'a dit : « David à la cour, Pétrone à la ville; » d'avoir manié indifféremment «< la harpe des prophètes et le flageolet de Marot; » enfin, d'avoir associé les apparences de la religion aux dérèglements d'une vie toute mondaine.

Parmi ces corrupteurs de J. B. Rousseau, il y avait au moins deux poëtes qu'il n'est pas permis d'oublier et qu'il est impossible de séparer l'un de l'autre ce sont l'abbé de Chaulieu et le marquis de la Fare. Pour eux la poésie fut un jeu qui ajoutait aux plaisirs des sens la volupté de l'esprit. Chaulieu aurait pu mieux faire; mais il tomba aux mains de Chapelle qui lui communiqua son goût pour les vers et son intempérance. Chapelle, le père de la poésie facile et

l'inventeur des rimes redoublées, épicurien par les sens et par l'esprit, fit doublement école ; s'il échoua auprès de Molière, de Racine et de Boileau, que cependant il dérida souvent et dérangea quelquefois, le spirituel auteur du Voyage à Montpellier réussit complétement auprès de Chaulieu qui l'avoua pour maître. Grâce à lui, le spirituel abbé fut un vrai païen et mérita le surnom d'Anacréon du Temple. Toutefois, la baguette de Circé le toucha sans le métamorphoser complétement: elle lui laissa dans la mollesse où elle le plongeait quelque délicatesse de sentiment et une certaine vigueur de pensée. On voit par quelques-uns de ses vers que ce mondain est resté sensible au charme de la nature. Il disait :

Je me fais des amusements

De tout ce qu'à mes yeux présente la nature.
Quel plaisir de la voir rajeunir chaque jour !
Elle rit dans nos prés, verdit dans nos bocages,
Fleurit dans nos jardins; et dans les doux ramages
Des oiseaux de nos bois, elle parle d'amour.

On sait avec quelle grâce émue il a chanté, au déclin de sa vie, la solitude de Fontenay où il était né et où il désirait sortir de la vie :

Muses, qui dans ce lieu champêtre

Avec soin me fites nourrir;

Beaux arbres, qui m'avez vu naître,
Bientôt vous me verrez mourir.

La poésie de Chaulieu a du naturel, de l'abandon, de l'harmonie, et elle aurait pu s'élever jusqu'à la noblesse. Il y touchait, lorsqu'il écrivait ces vers qui ne sont pas indignes de J. B. Rousseau :

D'un dieu maître de tout j'adore la puissance;

La foudre est en sa main, la terre est à ses pieds;
Les éléments humiliés

M'annoncent sa grandeur et sa magnificence.
Mer vaste, vous fuyez!

Et toi, Jourdain, pourquoi dans tes grottes profondes,
Retournant sur tes pas, vas-tu cacher tes ondes?

La Fare est bien inférieur à Chaulieu; la paresse qu'il prit

pour muse finit par l'engourdir, et Chaulieu, qui ne cessa jamais de l'aimer, resté maître de lui-même malgré bien des faiblesses, vit avec douleur que son élève, vaincu par la volupté, en était venu à faire nombre dans le troupeau d'Épicure. Triste exemple d'abaissement moral dans un homme qui avait eu assez de force et de sérieux dans l'esprit pour écrire des Mémoires que les historiens ne dédaignent pas de consulter.

Chaulieu et La Fare, qui aboutissent à la régence du duc d'Orléans, représentent ce courant de mœurs dissolues et de libertinage d'esprit qui coula souterrainement même aux plus belles années du dix-septième siècle, et qui, s'étant toujours gonflé, n'était plus séparé de la surface que par une couche fort mince qui se rompit à la mort de Louis XIV. Soit fortune, soit prudence, ils ne firent point scandale, et n'ayant point attiré sur eux la colère du maître, ils évitèrent les coups qui frappèrent Bussy-Rabutin d'une disgrâce irrévocable et Saint-Évremond d'un exil qui ne finit qu'avec sa vie. Tel était le sort réservé aux esprits qui s'émancipaient. Au reste, ni Bussy ni Saint-Évremond, qui passèrent alors pour des hommes supérieurs et qui furent beaucoup vantés, n'ont rien laissé de durable comme écrivains ; ils brillèrent dans le monde pour s'éclipser devant la postérité. Il n'en est pas de même de l'Écossais Hamilton, naturalisé Français par son langage, et qui, en racontant, sur ses vieux jours, les prouesses en tout genie de son beaufrère, le comte de Grammont, a donné le premier modèle de ce langage alerte, brillant et naturel qui nous charme dans la prose de Voltaire. Hamilton, tout étranger qu'il est, ne paraît pas dépaysé à côté de nos meilleurs écrivains. Avant d'écrire ses Mémoires, il avait réclamé le patronage de la muse de Chaulieu et de la Fare, qui lui fut refusé, et dont il n'avait pas besoin.

Revenons à J. B. Rousseau, dont on sait la gloire et les malheurs. Les torts de sa jeunesse furent expiés outre mesure par un long exil, et ce qui attire un certain intérêt sur sa disgrâce, c'est que s'il n'est pas exempt de reproches, il est

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