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La Bruyère comptait bien personnellement sur cette compensation, et on est charmé de voir qu'il ait eu la confiance et la légitime fierté du génie.

La Bruyère est pour les mœurs de son siècle un témoin incommode. On ne peut pas nier sa clairvoyance, et on ne saurait douter de sa véracité. Il a vu ce qu'il peint sans ménagement, mais aussi sans animosité. Il n'a d'autre passion que l'amour du vrai et du juste; le mensonge le blesse et l'iniquité l'offense la seule vengeance qu'il en tire est de les représenter au vif; et comme le fond de la nature humaine ne change pas, que les mêmes travers et les mêmes vices subsistent toujours sous des formes et des costumes divers, selon les temps, son livre a été pour les âges suivants une peinture anticipée. La malignité des contemporains cherchait et multipliait les modèles de ses portraits, et nous pouvons encore les rapporter à des visages qu'il n'a point vus. Les générations se succèdent et continuent de trouver parmi les vivants des figures déjà peintes dans cette galerie dont les originaux se renouvellent sans cesse. Ainsi, quoique La Bruyère n'ait eu que le dessein de peindre les mœurs et les caractères de son temps, comme il a vu au delà de la surface et des traits mobiles du dehors, il est plus qu'un témoin du passé, et son œuvre ne vieillit point. Elle vit, en outre, par le style qui donne à tant de réflexions fines et profondes un tour original, à tant de physionomies distinctes un relief durable et des couleurs qui n'ont point pâli. Cependant, il faut reconnaître qu'avec tous ces mérites de peintre et d'écrivain La Bruyère n'a pas l'aisance, le naturel, en un mot, la grande manière des maîtres qui lui ont frayé la voie. Il sait les admirer et il ne veut pas les imiter on sent même la peine qu'il se donne pour ne pas leur ressembler, cherchant curieusement l'originalité par la structure de la phrase et le choix des mots qu'il appelle invention. De plus, il met partout de l'esprit et veut à chaque instant produire un effet; enfin il n'a pas cet art suprême qui efface les traces de l'art.

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Boileau l'a remarqué, et, tout en estimant beaucoup le

talent de La Bruyère, il signalait dans sa manière un commencement de décadence. Elle lui parut beaucoup plus sensible dans les premiers écrits de Fontenelle, dont l'affectation et le pédantisme mondain blessaient vivement l'homme de goût pour qui le vrai seul était aimable. Boileau eut à combattre jusqu'à la fin de sa vie, et dans les derniers temps, sa sévérité, qui ne se déridait plus, devint âpre et morose. On cite de lui, à cette époque, des traits d'humeur qui vont jusqu'à l'injustice, et des arrêts qui ressemblent à des voies de fait. C'est ce que nous avons appelé ses répugnances de vieillard. Ainsi Crébillon, qui devait cependant garder un rang élevé à côté des maîtres tragiques, il le reléguait audessous des méchants auteurs qu'il avait autrefois immolés dans ses satires, et le Diable boiteux, par lequel Lesage préludait à Gilblas, ne trouvait pas grâce à ses yeux. Avant d'en venir à ces extrémités, excusables chez un vieillard que la nouveauté dépite, parce qu'il ne peut plus la suivre, Boileau, sur le retour, avait utilement « régenté le Parnasse. » On l'avait vu au premier rang, retrouvant presque toute l'ardeur de sa jeunesse, pendant la guerre des modernes contre les anciens, grande et interminable querelle soulevée d'abord par Desmaretz, rallumée par Charles Perrault, et que devaient réveiller encore Fontenelle et Lamotte. Cette fois encore, le disciple, rival des anciens qu'il défendait contre des novateurs armés à la légère, fit preuve de vaillance et d'esprit. Ses Réflexions sur Longin, qu'on a nommées avec trop de courtoisie les Provinciales de la critique, portent au moins témoignage de sa vénération pour l'antiquité. Dans cette campagne, il avait eu pour principal adversaire Charles Perrault, esprit aimable, que nous avons connu dès l'enfance par ses Contes des Fées. Boileau, qui n'avait point de rancune opiniâtre, l'amnistia après l'avoir rudoyé.

Il s'adoucit aussi pour Boursault, comme il avait fait avec Quinault. Il l'avait harcelé d'abord par affection pour Molière dont Boursault s'était cru l'émule. Homme du monde et financier, Boursault, d'ailleurs fort ignorant, avait le goût des vers et l'instinct de la comédie. Il fit mal

d'abord, puis mieux; enfin il réussit à bien faire. Un bon procédé de sa part envers Boileau, malade à Bourbon, avait depuis longtemps désarmé le satirique, et par bonheur, Boursault, réconcilié avec son juge, devint vraiment poëte; de sorte que Boileau, sur ses vieux jours, put applaudir en lui des succès de bon aloi. Boursault, dans ses dernières pièces, a du naturel, de la gaieté, du trait. Le Mercure galant, pièce à tiroir, contient des scènes fort amusantes qui excitent toujours un rire franc et prolongé. Ésope à la cour et Ésope à la ville, comédies épisodiques comme la précédente, sont d'un ordre plus élevé. Citons à ce propos quelques lignes de Montesquieu qui protégeront longtemps la mémoire de Boursault : « Je me souviens qu'en sortant d'une pièce intitulée Ésope à la cour, je fus si pénétré du désir d'être plus honnête homme, que je ne sache pas avoir formé une résolution plus forte. »

Les comédies d'un autre poëte bien supérieur à Boursault, et qui fut aussi un moment aux prises avec Boileau à l'occasion de la Satire des Femmes, ne sont point de nature à inspirer de ces généreuses résolutions. On voit que nous voulons parler de Regnard, le premier de nos poëtes comiques après Molière, mais à un intervalle qui ne se mesure pas. Nous n'avons pas de comédies plus divertissantes que le Joueur, le légalaire et les Ménechmes; mais si Regnard amuse, il n'instruit pas, bien loin de corriger. Il a une verve admirable et peu de nerf, beaucoup de naturel et point de vérité : il arrive au plaisant dans les caractères par la charge, et dans le dialogue par des saillies où la gaieté va trop souvent jusqu'au bouffon. Mais quelle aisance et quel mouvement! Il fait rire, c'est bien quelque chose; c'est tout pour lui et ce n'est pas assez pour le spectateur, qui n'est pas fâché de trouver parmi le rire une leçon morale et des caractères fortement tracés. Boileau avait raison de dire que Regnard n'est pas médiocrement plaisant, et de limiter ainsi l'éloge d'un poëte qui ne nous montre guère que des fripons et des extravagants. Ainsi Molière était bien dans la tombe.

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Déclin de Louis XIV. - Symptômes d'un esprit nouveau.

en lutte avec Bossuet.

cepteur.

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- Ses succès comme orateur et comme préSa disgrâce. Télémaque. - Massillon. - Caractère de Mémoires de Saint-Simon.

son éloquence. Historiens.

Nous avons déjà entrevu, au passage, bien des ombres mêlées à l'éclat du siècle de Louis XIV, et nous venons de surprendre de graves symptômes qui donnent de tristes pressentissements. Le regard pénétrant de La Bruyère a saisi, sous cette enveloppe brillante qui couvrait déjà tant de misères, de corruption et de scepticisme, les causes secrètes de l'agitation qui troublera et qui emportera les esprits pendant le siècle suivant. Dès lors tout commence à décliner. L'activité des intelligences n'est plus entretenue que par la recherche des moyens de guérir les maux qu'on éprouve et de prévenir ceux qu'on redoute; le pouvoir absolu s'affaisse sous le poids des fautes commises et de la responsabilité qui retombe sur lui seul. Au dedans, le silence succède aux acclamations, et du dehors arrivent, par la voix des réfugiés, des cris accusateurs et des imprécations. La révocation de l'édit de Nantes, qui devait accomplir l'unité de croyance, favorisa les progrès de l'incrédulité. Les docteurs de la foi, débarrassés d'un contrôle aussi utile qu'il paraissait incommode, s'endormirent dans une sécurité trompeuse, et lorsque les grandes intelligences, qui s'étaient formées dans les luttes de la parole, quand la contradiction était permise, se furent éteintes, personne parmi les successeurs des Bossuet, des Fénelon, des Massillon, ne se trouva prêt pour le combat contre des adversaires d'une autre sorte qui ne se contentaient plus de discuter quelques points de doctrine, et qui prétendaient non pas à réformer, mais à détruire. Mais reprenons la suite des faits, où nous trouverons encore l'occasion de contempler de nobles figures.

Dans le même discours où La Bruyère, devançant le jugement de la postérité, mettait Bossuet au rang des Pères de

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l'Église, il disait aussi, en parlant d'un autre prélat qui commençait à partager avec lui l'admiration publique : « On sent la force et l'ascendant de ce rare esprit, soit qu'il prêche de génie et sans préparation, soit qu'il prononce un discours étudié et oratoire, soit qu'il explique ses pensées dans la conversation. Toujours maître de l'oreille et du cœur de ceux qui l'écoutent, il ne leur permet pas d'envier ni tant d'élévation, ni tant de facilité, de délicatesse, de politesse on est assez heureux de l'entendre, de sentir ce qu'il dit et comme il le dit; on doit être content de soi, si l'on emporte ses réflexions et si on en profite. » Ce rare esprit, qui méritait ainsi d'être loué à côté et presque à l'égal de Bossuet, c'était Fénelon. Leur panégyriste commun ne prévoyait pas que l'Aigle et le Cygne, comme les appelle Voltaire, seraient bientôt aux prises l'un contre l'autre, et que lui-même deviendrait partie dans le procès en combattant contre le quiétisme. Les deux rivaux étaient dignes de se mesurer. Nous avons vu déjà quel était l'ascendant du génie de Bossuet; apprenons d'un témoin qu'on ne récusera pas quel était le charme et la séduction du génie de Fénelon : « Ce prélat, dit Saint-Simon, était un grand homme maigre, bien fait, pâle, avec un grand nez, yeux dont le feu et l'esprit sortaient comme un torrent, et une physionomie telle que je n'en ai point vu qui y ressemblât, et qui ne se pouvait oublier quand on ne l'aurait vue qu'une fois. Elle rassemblait tout, et les contraires ne s'y combattaient point. Elle avait de la gravité et de la galanterie, du sérieux et de la gaieté; elle sentait également le docteur, l'évêque et le grand seigneur; ce qui y surnageait, ainsi que dans toute sa personne, c'était la finesse, l'esprit, les grâces, la décence, et surtout la noblesse. Il fallait effort pour cesser de le regarder. On ne pouvait le quitter, ni s'en défendre, ni ne pas chercher à le retrouver. C'est ce talent si rare, et qu'il avait au suprême degré, qui lui tint tous ses amis si entièrement attachés toute sa vie, malgré sa chute, et qui, dans leur dispersion, les réunissait pour se parler de lui, pour le regretter, pour le désirer, pour

des

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