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poëtes du 13° siècle '. Il faut ajouter que l'auteur du Parthénope est, parmi ces versificateurs, un des plus habiles.

L'avénement romanesque d'un prince d'origine française à l'empire de Constantinople, célébré par ce poëme, recevait un nouvel intérêt de l'avénement réel et récent de Baudoin de Flandre, que la quatrième croisade avait mis en possession de l'héritage des Comnène. Ce rapprochement nous conduit naturellement à l'historien de cette expédition singulière qui se détourna de son but, la délivrance du saint sépulcre, et fonda, pour un temps, un empire français à Constantinople. Ce fut un brillant fait d'armes que la prise de cette ville; mais combien il fut chèrement payé par la destruction de tant de chefs-d'œuvre de l'art et des lettres de la Grèce. Les barbares n'ont pas fait pis dans leurs plus violents accès de fureur. Quoi qu'il en soit, le récit de Villehardoin, qui prit à la conquête de Constantinople une part importante comme chef militaire et comme négociateur, est un des plus précieux monuments de notre ancienne littérature. Comme histoire écrite en prose, il est le premier par la date et le mérite. Villehardoin est un témoin sincère qui a bien vu et qui reproduit simplement, sobrement, avec force, les faits qui méritent d'être connus. Homme supérieur par le caractère et l'intelligence, mêlé par l'action aux événements qu'il raconte, initié à tous les secrets de la guerre et de la politique, il dit brièvement ce qui importe et n'admet rien d'inutile. Un trait lui suffit pour peindre, un mot pour expliquer, une exclamation pour louer ou pour flétrir, et, sans plus d'efforts, il est peintre, il est homme d'État, il est moraliste. On peut dire qu'il est pour l'histoire ce que Turold est pour l'épopée comme la chanson de Roland, la Conqueste de Constantinople est l'esquisse d'un maître.

Nous pourrions détacher de cette chronique bien des pages qui ne perdraient rien à être isolées. Les négociations

1. Parmi les compositions de ce genre qui sont nombreuses, il faut distinguer encore, pour l'intérêt et le style, les romans de Flore et Blanche-Fleur, de la Violette et du Chastelain de Coucy.

Histoire littéraire.

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des croisés à Venise, pour obtenir des bâtiments de transport et le concours de la république, forment un tableau achevé. Des traits de mâle éloquence brillent à chaque instant dans de courtes harangues où la simplicité du langage n'a rien à envier à l'art oratoire, et notamment dans la réponse héroïque de Quesnes de Béthune aux envoyés de l'usurpateur Alexis. Mais nous devons nous borner. On ne lira pas sans plaisir le passage suivant qui exprime noblement et naïvement l'émotion des croisés à la vue de Constantinople: « Cil qui oncques mès ne l'avoient véue ne cuidoient mie que si riche cité péust avoir en tout le monde. Quant il virent ces haus murs et ces riches tours dont ele estoit close, et ces riches palais et ces hautes yglises, dont il avoit tant que nus nel péust croire s'il ne le véist proprement à l'ueil et il virent le long et

le lé (largeur) de la vile qui de toutes autres estoit soveraine, sachiés qu'il n'i ot si hardi à qui la char ne frémesist; et ce ne fut mie merveille s'il s'en esmaièrent, car onques si grans afaires ne fu empris de nule gent puis que li mons fu estorés. » Cette ville, si belle et si formidable, quelques milliers de Français et de Vénitiens la réduisirent en peu de temps; mais ils avaient à leur tête les Baudoin, les Dandolo, et ce marquis de Montferrat qui mérita cette courte et pleine oraison funèbre par laquelle Villehardoin termine son récit : « Halas! quel damage chi ot à l'empereour et à tous les Latins de la terre de Romenie de tel home pierdre par tele mesaventure, qui estoit un des meilleurs chevaliers et des plus vaillans et des plus larges qui fust el remanant du monde ! » Dans cette prose noble et simple, Villehardoin rencontre, par surcroît, une harmonie naturelle qui satisfait l'oreille et qui plaît, comme ces voix bien timbrées que l'art n'a point encore assouplies, mais dont toutes les intonations sont justes. Henri de Valenciennes, qui a pris le récit au point où Villehardoin a cessé de dicter, relève, à son insu et par ses efforts mêmes, le mérite de l'œuvre qu'il continue.

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CHAPITRE IV.

Poésie badine. Le Roman de Renart: Renart et Isengrin, principaux Pierre de Saint-Cloud, Richard de Lison, auteurs

personnages.

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désignés. La Bible Guyot,

Vair Palefroi.

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satire. Fabliaux le Vilain Mire, le - Huon le Roy, etc.

Contes moraux. miraculeuses. Lais bretons de Marie de France.

Légendes

Nos bons aïeux, lorsqu'ils avaient longtemps prêté l'oreille aux chants héroïques et grossiers des trouvères, avaient bien droit à quelques délassements. Toutes ces prouesses guerrières, ces mêlées si souvent reproduites, ces interminables combats singuliers et ce long carillonnage de rimes identiques, appelaient une compensation. On leur devait la petite pièce après la tragédie. Aussi les jongleurs avaient-ils dans leur répertoire le moyen de faire passer leurs bénévoles auditeurs de l'admiration à la gaieté. Le Renard partageait donc avec Alexandre et les preux de Charlemagne le privilége d'intéresser la foule. On s'amusait de ses tours malicieux, de ses ruses pendables, de ses vices que l'esprit assaisonnait, après s'être émerveillé des grands coups d'épée des pourfendeurs de géants. On avait encore, outre ces symboles empruntés au règne animal, force récits grivois qui opposaient la chronique scandaleuse du temps aux légendes héroïques du passé.

Rien n'est plus naturel que la mise en scène des animaux comme image de l'humanité. On n'a pas à chercher l'origine de la fable ailleurs que dans « le grand voisinage et cousinage, » pour parler comme Charron, de l'homme et des animaux. En effet, si l'on retranche un instant, par la pensée, la raison qui caractérise l'homme, retranchement qui ne demande pas un grand effort d'abstraction, puisque dans la vie réelle la raison est de si peu d'usage, l'humanité offrira tout à coup, dans l'ensemble de sa physionomie morale, toutes les variétés du règne animal; et de plus, si on l'examine extérieurement, on trouvera dans l'ordre.

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physique les mêmes analogies: de sorte qu'à ce point de vue, ce qu'on appelle le genre humain cessera d'être une unité pour devenir une immense collection d'animaux divers, et comme une ménagerie complète. L'apologue, en vertu de cette ressemblance presque effrayante, est la plus naturelle des figures, et on peut dire que le genre se compose de métaphores en action.

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Il ne faut pas chercher dans le Roman de Renart une composition régulière; il s'est formé de branches qui ne se rattachent pas à un tronc, comme ferait une végétation naturelle sortie d'un germe unique c'est plutôt un faisceau faiblement resserré par un lien extérieur et artificiel. Pour donner aux pièces détachées dont il se compose une apparence d'unité, les arrangeurs ou diascévastes de cette collection de rapsodies comiques ont placé en tête un récit pseudo-biblique de la naissance des animaux qui nous présente Adam et Ève, au bord de la mer, frappant tour à tour l'eau d'une baguette qu'ils tiennent à la main : les coups frappés par Ève font sortir des animaux malfaisants; Adam, par le même manége, amène en compensation des bêtes utiles et débonnaires dont l'homme pourra tirer parti. Moyennant cette introduction, nous saurons d'où viennent les personnages que nous verrons en scène : leurs aventures prennent place à la suite, un peu au hasard, jusqu'au moment où finit la pièce par la feinte mort du héros; en effet, Renart ne peut pas mourir : il est immortel comme la malice et la fourberie dont il est le symbole.

Ces animaux forment une société, ils ont femme, enfants, maison; Renart a même un château du nom de Malpertuis, et Noble, c'est-à-dire le Lion, une cour, un palais, et tout l'attirail de la royauté. Parfois ils revêtent un costume et se chargent d'armures, en guise de chevaliers. Ils ont entre eux des liens de parenté; le Loup ou Isengrin est l'oncle du Vorpil ou Renart, et, comme tant d'autres oncles de comédie, il a un coquin de neveu. Les premiers tours que celui-ci lui joue sont de telle sorte que nous n'osons pas les indiquer, quoique nos bons aïeux aient pris plaisir

à les entendre tout au long. Isengrin, offensé comme mari et comme père, cherche à se venger; mais toujours crédule il tombe dans de nouveaux piéges, et, en poursuivant une vengeance légitime, il recueille de nouveaux affronts. Il est probable que cette partie de la légende, qui contient les divers épisodes de cette lutte grotesque, a un fondement historique ; mais on ne propose pour l'application que des conjectures, et on ignore réellement à quels personnages humains il faut attribuer ces noms de Renart et d'Isengrin donnés au Vorpil (vulpes) et au Loup. De ces surnoms célèbres, celui de Renart a été tellement populaire qu'il s'est substitué au mot générique. Ainsi, lorsque tant d'hommes reçoivent accidentellement, en vertu d'analogies physiques ou morales, un nom d'animal, voici un animal qui a reçu de la poésie populaire et qui garde un nom d'homme. Au reste, la ligne qui sépare dans nos récits le genre humain du règne animal est fort indécise, et même le rôle des hommes qui s'y trouvent mêlés, vilains ou moines, n'est pas à notre avantage. Comme La Fontaine, nos trouvères fabliers paraissent être du parti des animaux contre l'homme.

Nous n'avons pas à nous engager ici dans les détours du labyrinthe que forme l'enlacement des trente-deux branches dont se compose la vieille légende de Renart. Il suffira pour notre dessein de noter le procédé habituel de nos conteurs et de dégager quelques traits propres à donner une idée de leur esprit et de leur langage. Ils ne cherchent pas à reproduire, à la manière de Marie de France et d'autres poëtes de la même époque cachés pour nous sous le nom d'Isopet, la simplicité, la nudité d'Ésope, ni la brièveté élégante de Phèdre; ils prennent volontiers du temps et de l'espace, ils décrivent les saisons et le paysage, ils prodiguent les discours et multiplient les incidents; enfin ils allongent la matière avec la louable intention de divertir plus longtemps leurs auditeurs. L'esquisse d'un seul de ces tableaux suffira pour faire connaître la méthode et les libertés de nos amuseurs populaires.

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