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plutôt une espièglerie de l'esprit qu'une dépravation du goût. Toujours est-il que ce fut une mode, ou si l'on veut, une épidémie au temps de la régence, et à ce titre nous lui devons une place aussi bien qu'à l'écrivain qui en fut l'inventeur et qui en est resté le modèle.

La maladie bizarre et cruelle qui atteignit Scarron jeune encore, et qui arrêta dès le début ses succès dans le monde, avait laissé vivre dans ce corps difforme un esprit pénétrant et railleur; pour se venger gaiement et alléger ses souffrances physiques, le spirituel malade se prit à défigurer le monde à son image ses ennemis naturels furent dès lors la noblesse, la grandeur, la régularité. Il fit grimacer les figures héroïques et ramena les belles créations du génie antique aux proportions mesquines de la bourgeoisie et de la populace; il donna aux dieux et aux héros les mœurs du Marais, le langage de la rue SaintDenis. Ce travestissement pratiqué par un esprit naïf dans son affectation, délicat sous sa grossièreté d'emprunt, surprit et charma le public. Le burlesque saisit brusquement toutes les imaginations. Il avait au moins pour réussir le mérite de la nouveauté, car il ne ressemblait que par le nom aux caprices de bouffonnerie triviale qui est le burlesque des Italiens. Le burlesque de Scarron est la transformation des caractères et des sentiments nobles en figures et en passions vulgaires opérée de telle sorte que la ressemblance subsiste sous le travestissement, et que le rapport soit sensible dans le contraste. Le procédé de notre poëte diffère de la parodie en ce qu'il conserve à ses personnages leur rang et leur condition en abaissant leur langage et leur mœurs, et cette opposition est un élément de plus pour le comique.

Outre le travestissement des caractères, une des sources les plus fécondes du comique de Scarron, ce sont les anachronismes ou le transport des temps modernes dans l'antiquité. Ainsi lorsque Enée aborde sur le sol africain, il veut avant tout apprendre si les habitants de ce rivage

Sont chrétiens ou mahométans.

Didon ouvre ses repas par le benedicite; elle rend la justice. sans prendre d'épices. Junon, après avoir rebâti les murailles de Samos, l'exempte de tailles; elle y fonde deux ou trois colléges «< avec de fort beaux priviléges » : quant à la nymphe Déiopée que la déesse promet à Eole pour prix de ses services, voici quelques-unes des qualités qu'elle lui apportera en dot :

Elle entend et parle fort bien
L'espagnol et l'italien :
Le Cid du poëte Corneille
Elle le récite à merveille,
Coud le linge en perfection
Et sonne du psaltérion.

Les traits de ce genre, qui sont nombreux, venant à l'improviste, causent maintes surprises qui donnent aux nerfs de vives secousses.

Un autre artifice de Scarron, c'est de mêler la critique littéraire à la charge morale. Toutes les fois que l'auteur qu'il travestit prête à la censure, il relève les invraisemblances avec une malice ingénue et sans paraître y songer. Ainsi, même en admirant Virgile, on trouve qu'Enée et son compagnon séjournent bien longtemps dans le brouillard qui les enveloppe et les dérobe à la vue de Didon; aussi n'est-on pas fâché d'entendre Achate « dire au sieur Énée » :

Passerons-nous ici l'année ?

La réflexion jetée après la paraphrase de l'exclamation de Salmonée, discite justitiam moniti, est du même genre et non moins piquante :

Cette sentence est bonne et belle;
Mais en enfer à quoi sert-elle?

C'est par ces traits de critique saine et ingénieuse, par le rapport constant de la caricature au modèle, par le sel, la vivacité et le naturel de la plaisanterie, que Scarron désarme parfois le rigorisme des gens de goût, et c'est pour cela,

sans doute, que Racine, qui n'osait pas sur ce point rompre en visière à son ami Despréaux, n'en lisait pas moins en se cachant de lui et à la dérobée quelques pages de l'Énéide travestie. Avouons-le cependant, malgré tout l'esprit de Scarron, ce long travestissement du génie antique ne supporte pas une lecture suivie; car, à l'honneur du cœur humain, de toutes les monotonies, celle de la raillerie est peut-être la plus insipide. Le burlesque veut être pris à petite dose. On se fatigue bientôt, on ne tarde pas à se reprocher de rire de ce qu'on devrait admirer, et la surprise de plaisir arrachée à notre malignité par la vivacité imprévue et le tour ingénieux d'une plaisanterie indiscrète s'évanouit au réveil des nobles sentiments qui sont le véritable aliment et le nerf de l'intelligence humaine. Boileau montrera plus tard comment on peut sans irrévérence ni outrage badiner avec le genre héroïque, lorsque prenant à rebours la méthode de Scarron, il assaisonnera par le merveilleux de l'action, par l'héroïsme des poses, et par la noblesse du langage, les incidents et les personnages d'une fable comique.

N'en déplaise à Cyrano de Bergerac, le burlesque de Scarron n'est pas un sacrilége inexpiable; mais quelle que soit l'habileté de cet écrivain dans un genre faux que ses imitateurs et notamment d'Assouci ont rendu méprisable, quel que soit l'entrain de bouffonnerie de ses comédies, qui ont eu l'honneur d'égayer l'adolescence de Louis XIV, le bagage littéraire de Scarron serait presque nul pour la postérité, s'il n'avait pas écrit le Roman comique et des Nouvelles qu'on lira toujours avec intérêt. Ce sont des modèles d'ingénieuse narration. On sait qu'une des plus belles scènes du Tartufe est empruntée aux Hypocrites, et que l'héroïne de la Précaution inutile a fourni quelques traits à la naïve figure d'Agnès. Quant au Roman Comique, malheureusement inachevé, il vivra longtemps encore par le naturel des pensées, la pureté du style, le dessin ferme et délicat des caractères, le comique des situations. Ces premiers livres nous ont fait connaître des physionomies

qu'on n'oublie pas : Destin et l'Étoile, ce couple gracieux et digne dans une misérable condition; Ragotin avec ses risibles colères, sa petite taille disgracieuse, ses hautes visées de poëte et d'amant; la Rancune issu de Panurge en ligne directe, et enfin le grand et flegmatique la Baguenodière. Ce n'est pas un pinceau vulgaire qui a dessiné cette galerie de portraits. Ce Roman, tableau de mœurs véritables tracé au moment même où le roman servait de cadre à tant de peintures fausses et maniérées, donne seul la mesure du talent de Scarron, et montre ce qu'il aurait pu faire si écrivant à loisir, il eût suivi les inspirations du bon goût au lieu de s'abandonner aux caprices de l'esprit et de l'imagination.

En groupant ainsi, au terme de cette période, des écrivains que le grand siècle qui va s'ouvrir a dédaignés et éclipsés, nous n'avons pas cherché, nous n'avons pas pu éviter un contraste qui se présentait de lui-même. L'histoire des lettres offre ainsi de curieuses péripéties; elle a encore ses bizarreries qu'il faut noter au passage, et puisque Scarron nous est venu le dernier dans cette revue, comment ne pas remarquer la singulière destinée qui attache le souvenir de ce poëte burlesque aux amusements du jeune âge et aux consolations de la vieillesse du plus majestueux des rois? On sait en effet que le jeune Louis XIV s'était engoué des comédies de Scarron au point de se faire jouer trois fois en un jour l'Héritier ridicule ; et plus tard, le même prince n'aura d'autre allégement au poids de l'insurmontable ennui de ses dernières années que la présence assidue et les entretiens de la veuve de son premier amuseur, Françoise d'Aubigné, assise alors sur les marches du trône, et qui s'appellera madame de Maintenon, conseillère et femme du maître de la France.

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Influence de Louis XIV sur son siècle. Molière.

Le génie dramaAppréciation de ses - Son caractère. Ce qu'il

tique. Moralité du théâtre de Molière. principales comédies. La Fontaine.

a fait de la fable. Ses rapports avec Molière.

Après la Fronde tout s'apaise comme par enchantement, la royauté recueille enfin, au profit de la France qui l'aime, qui l'admire et qui se repose en elle, le fruit de leurs efforts communs contre la puissance des grands, source éternelle de discordes civiles et d'affaiblissement national. Lorsque cette guerre d'intrigues, de chansons, de pamphlets, de perfidies réciproques a cessé, tous les acteurs après avoir changé de rôle plusieurs fois, n'ayant rien à s'envier ni à se reprocher en fait de versatilité et de ridicule, prennent bravement leur parti: les princes deviennent la décoration du trône et ses fidèles appuis ; le parlement, abandonnant toute ambition politique, se résigne à enregistrer docilement les édits de toute nature; le clergé se retranche dans son domaine spirituel et fait retentir dans les temples la parole de Dieu, mêlant à ses leçons religieuses ses hommages au monarque, pendant que la nation sous l'aile de la royauté se fortifie par l'industrie et par la science, et prend peu à peu le sentiment de ses devoirs et de ses droits pour remplir les uns et faire valoir les autres quand son heure sera venue. Cette alliance intime de la royauté et de la France, qui paraissait alors indissoluble comme tous les engagements du cœur, subsista aussi longtemps qu'il fut permis de croire que la puissance qui avait dit l'État c'est

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